#enfances #03 | s’enfoncer dans l’arbre

Perdue. Sensation familière puisque connue depuis l’enfance, ça vient de loin, ça vient du cœur de l’été quand déjà le soir mange un peu de lumière au jour.

Perdue, pourtant je ne m’en rends pas compte — même si j’ai la vague intuition qu’on va s’inquiéter pour moi —, peu à peu glissant pénétrant m’enfonçant dans le feuillage, rentrant presque dans l’arbre, ça vient de loin, le souvenir du rugueux du tronc et de l’affaiblissement du soleil. Et recommençant plus tard, un autre jour sans doute, une autre saison, n’imaginant rien de la série d’événements qui provoquent la chute des feuilles, à la mise en veille des arbres, plus de chlorophylle, les fluides désertent les canaux des feuilles, la couleur change, pigments rouges et mauves prolongeant leur vie avant la chute.

Épais le tapis sous le châtaignier qui domine la maison bâtie sur le dos de la butte.  

Regardant l’arbre alors comme guettant sa respiration, ses fruits tombés ouverts sur la terre gorgée d’eau.

Une autre fois elle revient. L’imagine vu d’en haut si large bientôt nu, ressent l’endroit où il a poussé comme lui appartenant depuis longtemps — il était bien avant elle sur la terre. S’enfoncer dans ses feuilles, s’enfoncer presque dans son ombre brossée de vent doux ou violent, dans ses branches fortes engendrées à son pied créant des cachettes pour jouer avec la brise et les oiseaux. Elle aime s’enfoncer dans le puissant de l’arbre — elle avait oublié

ici elle est le ciel la terre l’arbre, l’automne la fait reine

ici elle joue à s’enfoncer dans l’arbre, ça vient de loin, la couleur change, elle se cache, les feuilles sont fauves dans le soleil

ici la pluie vient fort, elle a six ans ou douze ans, l’arbre est une énigme vivante

ici maintenant revient en force la mémoire des temps anciens qu’elle n’a pas connus mais qu’on lui a racontés le soir au bord du feu, le feu raconte crépite explique ce qui s’est passé jusqu’au carrefour des civilisations, rien ne peut changer à cela, elle s’assoit, prête attention au récit de sa journée entre les branches, la rumeur de pluie et la cendre.

Photographie ©Françoise Renaud, en Limousin, 10/11/2023

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

15 commentaires à propos de “#enfances #03 | s’enfoncer dans l’arbre”

  1. ici maintenant revient en force la mémoire des temps anciens qu’elle n’a pas connus mais qu’on lui a racontés le soir au bord du feu, le feu raconte crépite explique ce qui s’est passé jusqu’au carrefour des civilisations, rien ne peut changer à cela, elle s’assoit, prête attention au récit de sa journée entre les branches, la rumeur de pluie et la cendre.

    Merci, pour ce très beau texte.

  2. rencontres avec l’arbre. témoignage important d’une expérience autre, qui n’en passe pas par les mots et qui t’initie physiquement corporellement à la rumeur du temps. le temps d’un écart, d’un moment de perte, d’une perte « familière ».

    • la présence des arbres au proche de moi ravive des sensations particulières, certaines nouvelles, mais la plupart attachées au temps de l’enfance
      j’apprends aussi combien chaque arbre est différent de l’autre de la même espèce, planté quelques mètres plus loin ou de l’autre côté du coteau
      merci Véronique…

  3. (très beau, on sent que chaque phrase vient d’un endroit plus profond encore, c’est un beau mouvement : parfois on dit que l’écriture creuse, ici c’est pratiquement le mouvement inverse, elle vient de quelque part « au cœur de », et elle monte, se présente à nous)

    • je te lis et retrouve bien ce qui s’est passé, c’est « remonté du dedans », comme si en s’enfonçant dans les frondaisons, on réveillait quelque chose de l’intérieur
      parfois on ressent fort mais on ne parvient pas forcément à le mettre en mots
      (heureuse de ton passage, chère C.)

  4. «  S’enfoncer dans ses feuilles, s’enfoncer presque dans son ombre brossée de vent doux ou violent, dans ses branches fortes engendrées… » c’est un très beau texte merci

  5. oh oui, magnifique texte… dans cet enfoncement la sensation de devenir arbre… Merci Françoise

  6. Bien beau texte F.
    S’enfoncer dans les arbres comme dans les entrailles de la terre puis revenir au soleil, à la pluie, au coin du feu.