#L3 | Un regard qu’elle n’a pas

… Enfin elle atteint le rond-point. Tout le monde est là. Elle ne connaît personne. Elle se présente. Elle se présente au barrage. Elle dit qu’elle pensait aller plus loin. Qu’elle irait plus loin. Qu’elle pensait manifester plus loin. Plus grand. Elle avait peur d’aller se perdre dans l’agglo mais en même temps. Que peut-être elle se perdrait, elle le savait, se connaissait. Qu’elle irait jusqu’à la préfecture, c’était décidé, résolue, elle avait ça en tête, jusque dans ses marges commerciales, plus loin que le sous-préfecture dans les zones de laquelle de temps à autre elle se rend, où il y a le Cultura où elle va et le Leroy-Merlin, peut-être une fois par mois. Peut-être. Peut-être est-elle plus assidue qu’elle ne croit. Peut-être a-t-elle des habitudes qu’elle ne se connaît pas, des régularités qu’elle n’a pas détecté, des pentes, des inerties non explorées, non identifiées, des penchants, des points d’intérêt en commun avec moi — est-elle distraite ? Elle ne pense pas une seconde à moi dans la conscience qu’elle a de ses lacunes, lacunes heureuses lagunes, noues, n’oublient jamais de ressurgir, résurgences, avec ou tout comme le moelleux, la légèreté des coussins qu’elle regonfle jusque dans son auto car oui, elle conduit avec un oreiller de voyage calé entre sa nuque et l’appuie-tête, l’âge peut-être, une vieille douleur, un rhumatisme, arthrose, dans l’épaule droite, le poignet gauche et qui remonte, remonte aux origines, dont les origines pour elle, elle-même se perdent, la tête lourde parfois que j’ai à la laisser peser, rouler contre avec les yeux, la fatigue des yeux qui voudraient aller se caler sous mes fesses, être pressés là. Peut-être un regard qu’elle n’a pas.

… Le parfum de lave-glace, je ne vous apprends rien, lorsque la Clio devant en actionne la libération, comment dire, l’émission, le spray, les deux gicleurs à la base du pare-brise, les essuie-glace qui patouillent là contre chacun de son côté, à la faveur de l’air doux et qui glisse, coule, parvient aux narines par la vitre entrouverte, entrefilet d’air, baissée d’un doigt afin de respirer la pluie éparse, pénétrante là, le bienfait de son humidité humectation des voies naturelles de l’air, le baume de senteur émanant du sol même aux deux tiers imperméabilisé là, baume light, les fleurs, leurs couleurs, les graminées dorées même, surtout, sous le ciel blanc, blanc d’huître, ciel sans soleil ou alors noyé, dorées par contraste avec les revêtements, noirs de boues, et le métal frais et perlant des condensations de la nuit qui se disperse, nuit qui se perd, dissipe dans la pluie éparse et pénétrante et qui remonte jusqu’à moi, je n’en ferais pas un bouquet, les mains prises que j’ai parce qu’évidemment et pour les mêmes raisons que qui à une, deux secondes près ou d’intervalle je fais de même, d’un doigt de ma main droite libère, d’une pression vers moi gicle, dans les mêmes conditions atmosphériques, météorologiques de brumatiseur, brumisateur où je suis que vous. Vous non, plus n’en ferez un tableau. Un rond-point ne fait pas un tableau.

… Marcher où personne ne marche.

… Où est-on quand on est nulle part comme je suis ? Quand on n’a nulle part ? Quelle espèce d’extase est-ce ? Quelle espèce d’ordinaire extase que d’être prise dans un bouchon, immobilisée d’attendre sa libération, quelle projectile, suis-je, et comment le savoir quand je n’y suis pas ? Comment vit le rond-point quand je n’y suis pas ? Ne l’emprunte pas ? Ne l’occupe pas ? Ne le bloque pas ? Plus vivant bloqué que fluide ? Plus vivante figée ? Quelle part nulle ? Comment y être quand je m’y projette ? Quand en auto vous êtes déjà où vous n’êtes pas, où êtes-vous ? — Où fuyez-vous dans l’espèce en voie de disparition automobile ? Comment le voir quand je n’y suis pas ? Comment y vivre, d’être projeté ainsi dans l’absence de vie, je veux dire, l’absence de tout vécu, la plus totale chimère, fantaisie, précipité ? Qu’est-ce, qui m’empresse d’oublier ce qui m’arrive ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Qui m’arrive là ? La vie, elle n’a aucun goût, je suis visité, visité par le fantôme insipide de la vie banale ou commune, je n’y ai aucun goût, faux, j’y ai un goût de substitution, goût de lave-glace, qui est-elle ? Je ne lui sens pas même un parfum, de substitution, d’extase, pas d’eau de parfum florale en conditionnement ou flacon de 50 ou 100 ml + 56 points de fidélité et un gel douche offert ou un lait pour le corps au choix à Sephora, à Marionnaud, à Nocibé entre Cultura et Chaussea. Elle n’a pas de goût, aucun goût, vous, pour moi. Vous ne me voyez tout simplement pas — vous m’ignorez, je vous échappe —, ou bien vous ne me voyez que les yeux et les yeux fuient, mes yeux sont de l’eau, dans le rétro qui est comme une coupe à eau, coupe renversée.

… Le coucou, signe que me font les couples, je veux dire les paires d’essuie-glace devant, derrière moi, à l’avant et l’arrière des autos — ce sont les nôtres n’est-ce pas, on peut dire : de nos autos ? — me rassurent, sont rassurants, m’assurent une situation partagée, d’une unité de lieu, on dirait, que je ne suis pas seule dans cet encombrement, ralentissement, que la situation est, comment dire, générale, mes yeux vont et font aux vitres comme ces poissons éboueurs d’aquarium et je vois, vois que c’est comme si chacune, chacun, devant, derrière moi, mon véhicule, désirait regagner de la transparence, de la visibilité, voir, gagner de la netteté, plonger le regard net, le regard lavé un tout petit peu, un œil, un œil mouillé — pas ce regard de poisson mort, regard conducteur qu’on a — dans l’ombre, barboter à l’ombre, dans l’habitacle du voisin, voisine de devant ombre chinoise en forme de siège avec, à peine, quelques déformations, extensions, comme des ondes d’ombre autour, un flou de halo d’ombre, auréole vue de derrière, comme à peine un remous de carpe dans cette eau sombre, bassin où l’on baigne, aquarium sans eau, chacun comme un poisson dans un aquarium sans l’eau, on est dans le même bouchon — pas un Lodgy, non. J’y ai pensé mais… Un Scudo. Une occasion… Elle fait la conversation. Elle parle seule. Elle se répond. Elle se pose des questions. — Qu’est-ce que tu fais là, elle se demande ? Qu’est-ce que tu peux bien faire là ? Qu’est-ce que tu feras ? Qu’est-ce que tu pourras bien faire ? Feras-tu bien ? Elle se parle. Elle se demande. Elle se dit tu, elle se dit vous, se met dans des peaux inconnues, se dit elle. Elle ne se sait pas regardée. Elle se dit je. Mais quand je parle d’encombrement, il ne s’agit que du ralentissement habituel au premier rond-point d’entrée dans l’agglo à cette heure, matinale, où tout le monde, quasi, est jeté sur la route, est chassé de la nuit, balancé dans la navette, le mal de mer, l’after-shave ou l’eau de toilette, de parfum, le temps bas, gris, le jour qui ne se décide pas, la nuit tombée sous les sièges, dans les coffres, sous les lits, dans la boîte à gant ou, crépuscule, dans la chemise, la culotte ou sous les fesses, entre elles et le siège conducteur. — Qu’est-ce qui te retient, qui t’a conduite là ? Pourquoi avoir pris l’auto aujourd’hui ? Rien ne m’attend où que ce soit, personne, pas de course à faire. Juste ça : se montrer, manifester. Dénoncer. Une colère… Son regard pris comme dans une boîte de lunettes, captif, ouverte, sans couvercle, sans le clapet, pas de clap de fin, pas son regard à elle : elle ne se regarde pas dans les yeux, les yeux bleus, elle garde les yeux pour la route, pour le véhicule, une Clio Business, de devant. — L’immobilité à laquelle nous sommes, tous, réduits. Notre amplitude de mouvement quasi nulle, qui veut sortir, enfoncée dans des sièges, notre incapacité d’automobilistes… Elle trouve des mots. Elle revendique pour, devant personne, en l’air, dans son auto, sa caisse de résonance. Elle se prend pour quelqu’un qu’elle ne connaît pas, à témoin, dont les yeux viennent de croiser les siens dans le rétro, dont le regard en cette seconde — qui ne se reproduira pas, gênante, jamais, les yeux maintenant dans la plaque d’immatriculation, concentrés sur cette impossibilité — dans le rétro de l’auto de devant — d’homme ? pas sûre…

… Elle désactive l’arrêt automatique du moteur — même si elle n’avait pas cette fonction sur sa voiture — parce que c’était elle, parce que c’est moi. Elle est retenue dans un ralentissement à l’approche de la zone. Malgré l’heure matinale, un samedi. La file des autos dans laquelle elle est prise avance par à-coups quasi réguliers. Rien en vue. Rien ne se laisse deviner. D’autre que les gouttes d’une pluie encore éparse. De la pluie qui démarre. D’une averse qui fait signe de vouloir, dans l’intermittence des essuie-glaces. Que Cora à 1 mn. Ccial au rond-point 1ère à droite. Le panneau qui approche, est passé. Le jour est blafard. Ce qu’on appelle bouchon. Ça commence bien. Son Scudo d’occasion marque le ralenti derrière une Clio (4) blanche. Ou bien. Son Captur (occasion récente) stoppe et repart derrière ma Clio 4 essence acquise dernièrement. Le pare-brise de la Clio derrière brille des feux stop de l’utilitaire qui m’éblouissent, je regarde ailleurs : le lettrage Scudo, les roses trémières, la clématite, les tiges dorées des graminées sur le ciel sombre et comme posé sur la glissière. Un extincteur, de la laine de verre, une gouttière, une tong, un (morceau de) moteur, une flaque qui est une mare — l’espace qui se libère devant moi, je lève les yeux. Elle est comme perdue dedans, l’utilitaire, tellement trop grand pour elle, pour elle toute seule — mais pas pour la vie qu’elle se fait, qu’elle veut se faire, pour l’idée qu’elle s’en fait, l’idée de la vie qu’elle a, pas pour les projets qu’elle a pour sa vie, son avenir ? Elle cale son allure, inégale, sur l’avancée au pas du véhicule la précédant — le mien, donc —, dans les feux stop, les feux rouges, puissants, crispants. Son pare-brise est, alors, un peu comme son âme, un tableau ou une image, il en a les mêmes traces, traînées, voiles, mouchetures. Elle est comme tout le monde : la couleur du ciel déteint sur son humeur. On avance au pas. On n’avance pas. Elle devrait en profiter pour réfléchir, sa vie passe, est passée comme un rêve, elle a éteint l’auto-radio, les infos et leurs pronostics, elle ne veut pas savoir ce qui va se passer, elle ne veut pas savoir, préfère oublier, ce qu’elle va faire. C’est dans l’oubli qu’elle va, qu’elle veut le faire, le ciel est avec elle, pour une fois elle apprécie le ciel chargé, on ne peut pas faire plus chargé. Le ciel est bouché comme la circulation, pesant comme un horizon, ce n’est pas vers l’horizon qu’il faut regarder, s’il y a un espace, c’est quelque part en-deçà qu’il est, gît, elle ne sait pas, émergera, lui explosera dans la tête et fera tilt, des étincelles dans les yeux. Tout le monde, qui la côtoie, ses connaissances la complimentent quasiment chaque jour pour son indécrochable sourire, s’émerveillent des étincelles qu’elle a dans les yeux, ce pétillement permanent et vivant qu’elle a. Étincelles de vie. Où a-t-elle lu, dans quel message, article, quelle newsletter, que l’âme se lit dans les yeux ?

… La radio dit que la conductrice est responsable d’une écurie ; qu’elle cherchait un fast-food ; qu’elle était partie livrer un cheval ; qu’il a doublé dans une ligne droite face à un camion ; qu’elle s’adresse à lui directement sur les réseaux : quand elle le découvre il est incarcéré dans son véhicule le visage sanguinolent ; elle écrit qu’il est vivant ; qu’il est gravement touché ; que le chauffeur est blessé ; qu’un des véhicules a fini sa course dans un compteur ; que la conséquence fut de priver d’électricité une station essence voisine ; qu’elle n’est toujours pas rétablie ; qu’il était juste pressé de rentrer chez lui ; qu’il aurait pu la tuer ; qu’elle ne roulait pas seule ; qu’elle n’était pas seule dans le 4×4 ; que la veille il pleuvait ; que la route ; qu’elles n’ont rien ; que la remorque est détruite ; qu’elle était vide au moment des faits. Elle ne l’écoute pas ; elle lui est une ambiance, elle fait un bruit de fond ; elle a les yeux sur le séparateur central ; sur son avant-bras ; sur le séparateur central.

N.B. — Les voix, ça s'effiloche sous les doigts. Parce que les lignes de partage ne sont pas nettement établies je tâtonne, j'explore, je me laisse aller à suivre des lignes de fuite, je sens sous les mots des lignes de failles. Les fissures sont multiples, le terrain se fendille de partout, sépare, se rejoint de partout. Tu crois parler de, pour quelqu'un, ça part en quelqu'un d'autre. Il y a à chaque fois quelqu'un d'autre à se fondre enchaîner à quelqu'un. Est-ce comment l'un se projette en l'autre ? Projection plutôt que diffraction. Un émaillage de projections. Pas de personnages. Ce n'est qu'un jeu de personnes. Ou je me trompe.
N.B. — Il m'apparaît désormais clairement qu'il ne s'agira pas pour moi, dans cet atelier, d'écrire un livre, mais de le faire exister : d'en favoriser les conditions d'émergence, d'en rendre possible, envisageable l'imminence, ou l'urgence, et pourquoi pas la nécessité. Un livre ce sera moins une histoire, d'abord, qu'une météorite, monolithe atterri au milieu de ma vie. Me rendre à cette évidence, alors, ce sera cela, pour moi, faire un livre.
Michelangelo Pistoletto, Le labyrinthe, 1969, 104, Paris, 2019

2 commentaires à propos de “#L3 | Un regard qu’elle n’a pas”

  1. Je lis L1, L2, L3 avec une drôle de sensation, en reconnaissant à la fois les mots (moi aussi je me trouve bizarrement à évoquer des glissières de sécurité et à défaut de lignes de rive, des couches de roulement dans ces textes), et les intentions (la platitude, l’ouverture, mais toujours très plate… qui ne va nulle part, la volonté de faire parler les objets), l’immixtion du vocabulaire technique, le lexique du corps mais bizarrement désincarné, peut-être aussi, les mêmes interrogations ? Comment un personnage peut-il exister si tout existe au même niveau ? et le temps exister si tout s’écoule en même temps ? Et auquel cas, une histoire, une narration sont-elles possibles ? Je continuerai de suivre pour voir si cette promenade me donnera des idées ou des directions.