Un premier mai dans une petite ville du nord de la France.

Drôle de loin la foule ! Être monocellulaire en constante transformation. Grouillement indifférencié. Forme malléable, molle et élastique. Les drapeaux qui flottent au-dessus comme phylactères au vent. Grondement inaudible fait de chants, de cris, souffle collectif d’une colère unique. Vague sentiment de répulsion. Menace diffuse contenue par la distance. Des visages tous semblables, privés d’humanité. La montée d’adrénaline. On a beau être armé, on sent le frisson primitif qui s’empare du corps. Un tremblement de péril. La haine qui monte comme d’être confronté au dragon. Retour au fond des âges.

Un instant la vision se brouille puis se fixe. Ils ne doivent pas passer. On le lui a dit. Surprise de la découverte : l’homme au bras levé, le visage qu’on croyait n’être qu’un trou de haine, révèle une étrange ressemblance. Dans la banalité du geste il n’y a plus rien d’autre qu’une familiarité. Ce ne sera pas si simple se dit-il. La myriade devient soudain personne.

Un mouvement impromptu et le flot s’ouvre pour laisser place au poitrail ceint d’une écharpe tricolore. Un meneur sans doute un peu plus grand que les autres, ou bien c’est l’anxiété qui le fait voir ainsi. On ne peut distinguer ses traits mais la tache noire de sa barbe et son chapeau melon attire le regard.

Et le mouvement substitue à ce détail une poitrine offerte. Une femme qui s’avance fièrement exposée. Son courage accentue le frisson de peur. Un groupe bras dessus bras dessous pour se faire plus fort, chaîne vivante, plus menaçante de l’être. Un homme qui marche à reculons devant le groupe et rythme le mouvement d’un geste martial. Rechercher le point faible. Il faut pointer juste devant soi comme si le coup allait à lui seul arrêter le monstre. Mille cœurs qui s’avancent. Un seul être.

Il discerne maintenant des mots qui s’échappent de la multitude:  « ….frères…..faut ». Il pense à son copain frappé par une pierre tout à l’heure alors qu’on croyait encore que le seul déploiement de la troupe arrangerait les choses. Il aperçoit dans le groupe le plus avancé le jeune ouvrier qui les avait interpellés à la descente du train. Plus déterminé que les autres ou plus aviné (on le lui a dit c’est dans l’alcool qu’ils transforment leur peur en courage)  il est aussi plus menaçant. Il croit distinguer dans sa main une pierre. Une part de lui-même ne peut qu’admirer la furie de ce jeune garçon, ce pourrait être son frère, qui s’avance avec son sarreau pour unique bouclier.   A son côté une jeune fille aux cheveux défaits que le désespoir rend  plus belle encore.

Bientôt ils seront là à bout portant. Mais l’ordre tarde à venir. Ils seront si proches qu’on ne pourra plus tirer. Il faut les arrêter dans leur furie. Il se sent tout d’un coup si seul. Jeté en pâture à la bête qui gronde toujours plus proche. Son fusil, un Lebel, chargé de neuf balles ne pourra pas endiguer leur avancée. C’est sa peau qui est en jeu.

Le commandant alors lance l’injonction de tirer en l’air ; ils sont déjà poitrine contre poitrine. La décharge assourdit la troupe aussi bien que les manifestants tout étonnés… Mais ils ne reculent pas. Il a à peine le temps d’entendre le cri de commandement « …ionnette .. canon ». Avec ses compagnons il recule d’un pas pour exécuter la manœuvre. Et la foule pousse un cri de joie comme emportée par cette reculade inattendue.

« Feu ! Feu rapide ! ». Il entend à peine le hurlement du chef terrorisé. Il épaule son fusil, ajuste vaguement sa visée, une fille poussée en avant par le mouvement tombe sans qu’il sache si c’est lui qui l’a ainsi foudroyée. Quel âge peut-elle avoir ? Pas plus que celle qu’il courtisait au village. Son corps fait un soubresaut à terre, comme d’une épileptique. Un homme corpulent s’affaisse derrière elle. Une balle de son fusil peut traverser trois corps d’un seul coup pense-t-il.

Le front se dissipe devant lui. Sa peur enfonce une baïonnette dans la chair d’un garçon de quinze ans qui déjà tournait les talons. Emporté par la rage et l’effroi il ne sait plus arrêter la machine à tuer. Il faut en finir, il faut tous les tuer pense-t-il épouvanté. Tout se passe si vite qu’il n’a pas le temps d’entendre une autre femme à terre qui le supplie de l’épargner, dans ses yeux étonnés il croit voir se dérouler toute une vie de travail qu’elle n’aura jamais le temps d’accomplir.

C’était à Fourmie le premier mai 1891. Neuf personnes restèrent à terre.

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.

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