#gestes&usages #02 | La promenade




L’enfant ne marche pas, il sautille. Exprimant la joie d’être seul avec son père et son grand-père, il fait de petits pas chassés, d’un côté puis de l’autre. Sa démarche est vive et pétillante. Ses jambes maigrelettes sont comme deux pattes de sauterelle qui se plient et se déplient sans cesse. Il va, il vient. Il est inépuisable. Ses bras « agités » par une gaieté irréductible accompagnent ses rires d’enfant. Son corps est protégé par une épaisse doudoune bleue qui lui donne l’allure d’un personnage de dessin animé. D’ordinaire, l’enfant est sage, presque introverti. Il gesticule, il ne tient pas en place. Il aimerait courir, mais il ne veut pas s’éloigner, alors il danse comme un cabri autour des deux hommes. Il est remonté comme un coucou. Sa grand-mère dirait qu’il a le sourire jusqu’aux oreilles.
Il ralentit son pas pour rester aux côtés de son père qu’il sent fatigué maintenant. Son pas s’alourdit quand il pense à sa femme, à cette distance venue de nulle part. Son pas traîne un peu plus quand il songe aux recherches de son père. Pour quelles raisons veut-il retrouver sa mère biologique à 70 ans ? Il a passé toute une vie sans se soucier d’elle et aujourd’hui il veut comprendre pourquoi et savoir qui elle était. Son pied ripe sur un caillou, il saute tel un danseur pour se rattraper et reprendre son équilibre. Son fils rit aux éclats. Il le voit qui attrape la main de son grand-père. L’enfant s’assagit, il marche au même rythme que le vieil homme. Il les observe de dos marchant devant lui. Son fils et son père se tiennent la main. Il aimerait les prendre en photo, garder un instantané de ce moment de bonheur simple qu’il ressortirait quand bon lui semble. Voilà bien une remarque de grand-père, songe-t-il. Il ralentit encore un peu son pas. Discrètement, il sort son portable et prend la photo sans se soucier du cadrage.
Le pli de son pantalon de velours marron se meut suivant le rythme de son pas qu’on croirait tranquille vu de l’extérieur. Mais le pied se lève mal, le genou crisse, la hanche coince. Ne pas le montrer, ne pas grimacer. L’homme avance lentement sans saccade pour ne rien révéler de la gêne, de la douleur, de l’appréhension de ce trottoir un peu trop haut qu’il faut prendre avec précaution, de la hantise des grilles d’arbres mal fixées, de la crainte des trous et des bosses naissant sous ses pieds sans prévenir. Son arthrose le fait souffrir. Il se tient droit pour garder sa colonne vertébrale dans le prolongement du bassin, c’est la posture la moins algique. Son petit-fils lui prend la main. Il saisit sur cette énergie et cette fraîcheur pour faire quelques pas plus assurés. Il espère ne pas marcher trop longtemps, il ne pourra pas afficher son sourire de grand-père tout l’après-midi. L’enfant est radieux. Il s’agace intérieurement, ses douleurs l’empêchent de profiter pleinement de ce moment. L’homme marche en contrant une autre douleur, celle de les laisser. Comment leur dire ? Il le sait depuis quelques jours. Il ne sait pas comment le leur annoncer. Cette indécision rend son pas encore plus douloureux.

4 commentaires à propos de “#gestes&usages #02 | La promenade”

  1. une marche et une lignée avec ces « il » qui se succèdent, se mélangent, multipliant les points de vue d’une génération à l’autre. C’est mystérieux. Jusqu’à ce qui n’est pas encore dit et qui donne envie au lecteur d’en savoir plus.

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