#P3 l’escalope

Est assis, seul, dans la cuisine toute carrelée de blanc, où règne un ordre clinique, à une table en bois, longue et étroite comme un établi, devant lui l’escalope dans une assiette blanche. À l’aide de couverts d’argent étincelants, coupe l’escalope en petits morceaux, mastique longuement. A préalablement attendri l’escalope avec le rouleau à pâtisserie, la rendant très fine. Aurait pu la cuisiner à la milanaise en mélangeant la chapelure avec du parmesan, ça donne du croustillant, sans oublier d’ajouter un peu de piment à la fécule de pomme de terre avec de la poudre d’ail, pour le bon goût. C’est comme ça qu’elle faisait, sa mère ; l’enfant dévorait des yeux les mains maternelles qui trempaient la viande rose dans la fécule, la retournait, la tapotait pour bien garder tout le jus à l’intérieur, la plongeait dans l’oeuf battu puis dans la panure, trois fois, trois fois, avant de la mettre à reposer quinze minutes au réfrigérateur pour qu’une belle croûte se forme. Mais il manque des ingrédients, le frigo est vide à vrai dire, mis à part les sacs en plastique, et à l’heure qu’il est, pas question d’aller faire des courses, même l’épicier arabe est fermé. Un jeune homme sans histoire, il vivait seul depuis la mort de sa mère, toujours correct avec sa serviette de cuir noir, toujours bonjour dans l’ascenseur, c’est un quartier résidentiel ici, très tranquille ici, il ne se passe jamais rien. Avait donc opté pour la simplicité, à la poele avec une noix de beurre, shlac shlac, sel poivre et c’est terminé. Mange lentement, mastique trente fois chaque bouchée pour bien digérer, bien se pénétrer du goût douceâtre de la viande, une viande douce comme de la soie, et juteuse, le p’tit jésus en culotte de velours, disait sa mère. Ses yeux brillaient devant le feu de bois, et les bagues à ses doigts contre le verre épais, whisky-soda avec des gros glaçons, comme elle aime. Le verre à vin Margot, évasé vers le haut, est à demi-plein, excellent vin, directement de la propriété. Il n’était jamais là les week-end, un château en Bourgogne, un manoir de 50 pièces à ce qu’on dit, des gens qui ont les moyens. Pas de pain, pas de garniture, ni fromage ni dessert, rien que l’escalope. Elle s’est endormie très vite, restait plus qu’à faire le travail. Le travail, le plan de travail. En marbre de Venise, veiné de rouge et de noir, comme une chair vivante, avec les rigoles sur le bord pour l’écoulement. Les couteaux. Toute une collection, accrochés, toujours bien aiguisés. Et puis glisser les meilleurs morceaux, soigneusement découpés, dans les sachets-plastique prévus à cet effet, bien les ranger dans la serviette de cuir. Je l’ai croisé dimanche soir dans l’ascenseur avec sa serviette de cuir, j’ai pensé qu’il devait rentrer de la campagne.

Au tribunal, il a déclaré qu’il l’aimait. Qu’il l’aimait trop.

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.