autobiographies #10 | générations

Elle a poussé une chaise jusque sous le placard. Elle a grimpé sur le premier barreau. Elle s’est mise à genoux sur le siège. Elle s’est redressée doucement, en faisant bien attention. Elle n’a pas pu ouvrir la porte. Elle était trop près. Elle est redescendue. Elle a reculé un peu la chaise. Elle a recommencé la série de gestes. Elle est allée plus vite cette fois. Elle avait de l’assurance, mais pas trop, et elle n’est pas tombée ; ses petites jambes potelées étaient fermement dressées au centre des rayons de pailles vertes et rouges. Elle a soulevé un peu ses talons. Elle appuyait ses mains sur le côté et sur la porte du placard. Elle a ouvert un battant de la porte. Elle a tâté. Elle a eu un petit roucoulement de plaisir en sentant la boite de sucre, sur le devant, tout contre le bord. Comme elle le pensait. Elle a lâché le bord du placard. Elle était bien ferme maintenant. Elle a soulevé le couvercle. Elle a pris deux morceaux. Elle a constaté que sa main ne pouvait en contenir davantage, qu’elle risquait même d’en laisser tomber un. Elle s’est pliée en deux, avec de grandes précautions. Elle avait un peu peur de tomber, d’être surprise aussi. Elle les a posés sur la paille. Elle a regardé la porte de la cuisine, ouverte comme toujours, mais de toutes façons elle entendait la voix de sa mère et une autre voix, inconnue, dans le salon – elle savait qu’elle risquait fort d’être grondée, et que ce serait avec raison. Les adultes ne comptaient pas les morceaux bien sûr mais les tickets avant d’aller faire des courses. Elle a pris deux sucres de plus, les a posés. Elle a remis en place le couvercle, fermé le placard. Elle est redescendue, a repoussé la chaise presque à sa place. Elle a pris deux morceaux dans chaque main. Elle est allée dans la chambre d’enfants. Elle a mis les sucres dans une petite assiette de poupée sauf un qu’elle allée montrer au bébé, la dernière, qui a fait une bulle en guise de salut mais n’a pas réagi vraiment, assise bien droite, bouddha souriant, dans son berceau,. Elle a mangé le sucre, a croqué le second, a tapé sur l’épaule de sa sœur aînée qui essayait de lire (avant de savoir le faire) assise par terre, et lui a tendu les deux derniers morceaux. Elle a regardé le sourire, les yeux brillants de sa petite sœur, la main tendue, les sucres. Elle était éberluée et ravie. Elle a mis un morceau, merveilleux d’être inattendu, dans sa bouche, l’autre dans sa poche. Elle est partie à la recherche de sa mère et elle l’a remerciée. Elle venait de reconduire sa visiteuse, une amie d’amie qui se proposait pour promener les enfants. Elle n’a rien compris à ce que lui disait sa fille. Elle a interrogé la seconde, qui arrivait en trottinant, l’air affolé. Elle a vu le petit visage se froncer, les jolie joues se crisper, les boucles noires danser d’hésitation. Elle a compris mais n’a pas eu la force de gronder, juste de ne pas rire. Elle s’est contentée de la féliciter pour sa générosité mais de lui ordonner de ne pas recommencer, parce que c’était défendu et qu’elle risquait de tomber, de se faire mal et que ce serait tant pis pour elle ; à la première elle n’ a su que dire. Elle les a renvoyées à leurs jeux. Elle est retournée s’asseoir devant le petit secrétaire, a repris la lettre interrompue par la visite, sa lettre quotidienne à son mari, soigneusement datée puisqu’il les recevait sans doute en désordre, comme elle les siennes. Elle lui a dit que les filles grandissaient en beauté et en sagesse, qu’elles l’embrassaient, même si les deux dernières se souvenaient peu de lui, ce qu’elle a tu, elle ajouté que la seconde était de plus en plus audacieuse et intelligente et lui a raconté son dernier exploit. Elle a commenté ce qu’il écrivait dans la dernière lettre reçue et, comme elle entendait la porte du palier s’ouvrir et la voix de sa mère, elle a vite terminé sur une phrase tendre avant de replier la fine feuille de papier avion et de l’enfiler dans une enveloppe. La voix qui parlait du froid de la rue a été rejointe par celle de sa sœur qui venait chercher sa nièce et filleule, l’aînée des petites. Elle l’a appelée, lui a mis son joli manteau à col de velours, cadeau de la grand-mère, l’a renvoyée se laver les mains, l’a remise à sa mère de rechange, qui a vérifié le boutonnage, a pris la petite main et elles sont parties. Elle l’a fait courir en riant dans le métro pour passer avant que le poinçonneur ferme le portillon, mais elles sont arrivées trop tard. Elle a fait une grimace, furieuse de ses petites jambes puis elle a ri d’une gentille réflexion de l’homme. Dans le petit appartement elles se sont assises sur le canapé pour regarder des photos et elle l’a assurée que oui elle était la plus jolie, la plus mignonne dans sa robe de mousseline fleurie – un bout de sari ramené de Ceylan – et avec ses tresses retenues sur le haut du crâne par des rubans, son profil interrogatif levé vers on ne sait qui, pressant contre elle un bouquet rond, devant sa longue robe de soie blanche à elle, la mariée entourée des cinq autres petites filles en robes de dentelle ou broderie anglaise blanche, aux raies droites et barrettes de côté. Elle s’est félicitée de constater que sans se rengorger elle tournait la page de la page et c’est avec une voix un peu assourdie, lente, pour bien faire comprendre à l’enfant que c’était important, pour qu’elle se souvienne, qu’elle lui a expliqué combien ce jeune-homme kaki, long et mince, assis sur une barrière, au bord d’un champ, en Allemagne, était merveilleux, un grand frère drôle et gentil, elle lui a résumé en quelques mots les campagnes d’Italie et d’Allemagne, elle s’est arrêtée avant le temps des larmes parce qu’elle réalisait que la petite tournait la page, n’écoutait plus… mais comme elle l’avait désiré, elle s’en est souvenue, même si on parlait rarement de lui, comme de ce qui est trop intime, de cet oncle et elle l’avait rangé, plus tard, adolescente, dans un petit groupe d’absents désirés, en marge de la société familiale, avec un grand oncle charmant mais réprouvé, dissipateur, et un arrière grand-oncle artiste raté, ironique, amoureux de la vie un peu dissolue, ceux qu’évoquait avec un mélange de tendresse et de colère sa grand-mère les soirs où, pour alimenter la conversation, établir un lien avec l’adolescente boudeuse et muettement, éternellement, révoltée par des riens, elle sortait des albums, montrait des objets, triait des lettres en sa compagnie dans le salon où il était convenu qu’une ou deux heures devaient être consacrées à la rencontre, le soir, sauf les jours des dîners de réception, quand elle pouvait s’évader sous prétexte de Bergson ou autre après avoir joué les jeunes filles de la maison pendant l’apéritif et s’être ébahie silencieusement, en écoutant ce qui se disait autour de la longue table, par la verdeur des propos, la méchanceté souvent, qui émaillaient la fantaisie et l’esprit de ceux qu’elle voyait comme des vieillards chargés d’honneur et charmantes vieilles femmes pleines de l’aisance mondaine que leur avait donnée une vie bien remplie.

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

4 commentaires à propos de “autobiographies #10 | générations”

  1. Très efficace comme un passage de relais reussi le saut ‘un « elle » à l’autre. Quelle douceur dans le récit de la première anecdote ! Merci, Brigitte.