#L2 – Aux aurores à Saint-Lazare (chagrin)

Vous pouvez voir ce type sortir d’un magasin de vêtements, vous pouvez aussi voir le commerçant fermer son rideau de fer (de l’intérieur) – une dernière vente, la taille qui manque, quarante, penser à recommander demain (ah non, pas demain, c’est samedi, non, mardi, y penser et le noter), qu’est-ce qu’on mange ce soir ? téléphoner demander rapporter (commerçant, c’est un métier, ça ne s’apprend pas, on peut tenir des stocks, expédier des commandes et ranger des cartons, poser et fixer des prix faire des calculs de marge ou d’approximations, tenir des comptabilités – mieux vaut tenir que courir comme on sait – et remplir des bordereaux, commerçant ce n’est pas un métier) (une stature, un statut, une position, une disposition) (même s’il y a des écoles pourries qui vont vendre ce genre de truc (ça ne s’appelle pas de l’enseignement) à prix d’or : ça ne s’apprend pas, on peut, à la limite regarder faire son grand-père ou sa mère, un oncle au magasin, mais ça ne s’apprend pas) « de quoi tu as besoin ? » (au bout du téléphone il y a votre voix, et il y a les mots que je ne dirai pas) fermer la caisse, la poser dans le coffre, fermer le coffre, sortir par l’arrière – aller boire un pastis – avant de rentrer – marcher sur l’esplanade, penser à autre chose et oublier

Vous pourriez voir ce type chercher ailleurs une chambre d’hôtel, un endroit où dormir – la gare est loin, la retrouver lui serait difficile – il faudrait demander, il marche sans savoir où aller, achète un cornet de frites, un sandwich peut-être mais de restaurant sûrement pas – remplit un bouteille d’eau à une fontaine – doit passer chercher le sac – quel jour est-on vendredi sans doute, demain il y aura là une brocante, une fête ou un marché, sur cette esplanade, mais demain il sera déjà loin, ce type pantalon neuf et mocassin noirci – le dur l’aura emporté ailleurs et loin (il s’agit d’un aller-retour – et ce n’est pas le Cévenol mais l’Aubrac (j’aurais juré pourtant)) – demain soir il partira vers Dieppe il semble bien, suivant le planning – aller-retour dans la nuit, les ferrys qui viennent d’Angleterre, les types avinés embièrés soûls comme des cochons des bourriques des polonais que sait-on – ce qui fait que dimanche matin, aux aurores, il sera gare Saint-Lazare, son weekend terminé il pourra aller se doucher avant de retourner au charbon (il faut cumuler pour parvenir à vivre et payer le loyer) un autre charbon peut-être – du côté de la porte de Clichy – embaucher vers dix-sept pantalon noir et chemise blanche – des cars entiers de touristes plus ou moins affamés

Aux aurores à la gare Saint-Lazare un (ce) dimanche matin (là) de la fin août, le mocassin droit est encore dans les blancs, celui de gauche va plutôt dans les gris (ce genre de pompe qui imite celles des marins, ou qu’on croie que les marins portent, ou alors les gentlemen-skippers tweed et cachemire knikerbocker à carreaux, avec une espèce de gréement qui tournerait autour du pied, ce genre de chaussure d’été) – il fait beau il fait doux – le 20 (l’autobus qui va gare de Lyon) est à impériale, le type loge sur le faubourg, dans un faubourg, vous pourriez le voir arriver sur cette placette (la mairie, il n’y a pas de mairie, ah si peut-être déjà – la mairie l’a peut-être intitulée*, elle adore faire ça de nos jours – mais à ce moment-là, elle est tenue (depuis la fin du mois de mars, cette année-là donc) par un ex-premier ministre (il s’est fâché avec l’olibrius qui coiffe les quatre ou cinq cheveux qui lui reste sur le haut du crâne avec un peigne qu’il glisse dans sa poche poitrine, c’est le président, troisième de la cinquième) lequel ex a juré promis (pas craché, non) la main sur le cœur de traverser la Seine à la nage avant la fin de son mandat : une façon de dire qu’il va nettoyer les écuries du palais de l’Elysée salopées par ce sale type même pas gaulliste – qui l’a été (l’est ou le sera) comme tout le monde, à l’époque, dans ce si joli pays) (une allégorie) aux aurores de la gare Saint-Lazare descendent du train de Dieppe les loyaux sujets de sa très gracieuse Majesté, avinés (entre autres) (il faudrait voir si Lang (non, rien à voir avec Djak qui va bientôt (dans moins de quatre ans) inventer la fête de la musique et qui, aujourd’hui, tient l’institut du monde arabe) (non plus qu’avec Jack) (prénom : Michel) a déjà pondu son « À nous les petites Anglaises » idiot peut-être, mais daté – oui, c’est fait) le type, là, l’a vu mais ne sait pas encore que le cinéma va le rattraper – le type est là, devant la gare (il n’y a pas de ces dispositifs en forme de tas de valises

ou de tas d’horloges

déposés là par un artiste probablement) (la profession d’ingé-son est loin derrière lui – quatre ans, voilà quatre ans qu’il a tenté Rollin sans y parvenir – mais le cinéma revient) – pantalon encore neuf mais assez fripé déjà (dans les beiges-grèges) – dimanche matin vient après samedi soir – il avise le bus (le type aime plutôt pas mal le bus – il n’y a pas si longtemps que la régie autonome a proposé à la béatitude des urbains de cette capitale un abonnement qu’elle a nommé « carte orange ») – là-bas dans la chambre, un immeuble dans une rue qui donne sur le faubourg, au troisième étage dans la mezzanine qu’ils ont construite de leurs mains, le type et son amoureuse, là-bas dans cette petite chambre ils sont deux à dormir (ou s’envoyer en l’air) (le matin est propice à certain.es) – le bus stationne, il va partir, le type avec son sac à l’épaule (« avec à la lèvre un doux chant », certainement) se dépêche, il monte il va parcourir la rue du Quatre-Septembre (image là-haut, pour fixer les idées), au loin le soleil brillera et se lèvera, il n’est pas sept heures, en descendant à la Bastille, en marchant sur le faubourg, un café au coin de Ledru-Rollin (d’habitude, il descend à Chemin-Vert, prend le métro) là, il a marché (il ne sait pas pourquoi, une voix ou quelque chose lui aura indiqué ce changement, sans y penser, et sans réfléchir, il aura suivi l’injonction pour donner le temps au reste du monde de s’éveiller, mais dans la réalité (laquelle ?) non), il s’est arrêté à Bastille pour marcher sans autre forme de procès pensée à venir et donc il marche, il fait bon – toute une époque, on a été à Avignon il n’y a pas deux mois, une tente, des amis, des filles, des guitares – dimanche matin, on se souvient mais on se trompe : prendre le boulot, ce sera plus tôt, pour dans peu d’heures, ce sera treize-vingt aux Batignolles, employé au service de contrôle et d’exploitation des transports auxiliaires (ça ne peut pas s’inventer), sous-service des renseignements téléphonés (ça n’existe plus), un contrat de deux dimanches et fêtes sur trois – entre collègues, on s’arrange, lui s’arrange pour en faire le plus possible – il s’arrange avec son planning et ce weekend-là il est assez serré – le métro puis le 20 – dans l’autre sens, il passe par les boulevards – et Saint-Lazare encore, mais à midi trente et premier arrêt Cardinet – on se trompe, il est tôt – c’est le matin, le type regarde son agenda pour se faire une idée (c’est un carnet, du papier des feuilles collées ou cousues ensemble, une reliure, deux pages font une semaine, on écrit les rendez-vous on écrit et les heures et les lieux) (ça n’existe plus trop) c’est le matin et c’est une époque qui ne connaissait pas encore le syndrome d’immunodéficience acquise, il est tôt, à l’épaule le sac pèse un âne mort (comme on dit, comme on a déjà dit) le café, au bar personne – il n’est pas sept heures

une douche tout à l’heure, qu’il commence à espérer, il ne projette pas et boit du café, le type, il ne pense d’ailleurs presque pas, le sucre sorti de son papier, posé sur le bord de la tasse, la cuillère – il ne pense pas non, il ne pense pas

* : et en effet, en 2009, sous la deuxième mandature de Bertrand Delanoë, cette placette qui marque, à Paris, l’endroit où la rue de Montreuil rejoint le faubourg, a été dédiée à l’écrivaine Mireille Havet, laquelle était inconnue jusqu’à ce que wiki en informe (nul doute que les mœurs d’icelle aient présidé à l’honneur consenti par l’édile) – elle n’en était pas moins actrice, et interprétait la mort dans la pièce Orphée de Jean Cocteau, en 1926 (mise en scène : Georges Pitoëff – c’est une création, en juin, le 17, au théâtre alors des Arts (et aujourd’hui Hébertot), du côté des Batignolles) – rôle tenu par Maria Casarès (ah Maria…) dans le film du même titre et du même auteur (1950) (merveille d’entre les merveilles, d’ailleurs)

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

7 commentaires à propos de “#L2 – Aux aurores à Saint-Lazare (chagrin)”

  1. Merci pour le rythme, la fluidité. Un texte qui rappelle Tentative d’épuisement sans toutefois lui ressembler… Riche idée les liens hyper-dans-le-texte.

  2. C’est moins une instance omnisciente qu’omnipotente. Avec toutes ces parenthèses, ces faits et gestes accumulés, ces tirets, ces images entrecoupées : il y a des caméras partout, des narrateurs omniscients à tous les coins de rue en somme. Et quel est celui qui les tient bien à l’oeil, comme un chef d’orchestre ses musiciens ? — Belle maîtrise, d’autant plus avec ce jeu de la note qui fait basculer l’espace et le quotidien dans l’histoire et les autres arts (entre texte et images et hypertexte — et merci pour Jack, mais quand même : trop studieux avec les consignes de François, il n’apparaît pas autant que je voudrais pour l’instant…).

    • oui, enfin,ce n’est que le début (pour Jack) (il est venu en passant ici – à cause de l’autre, tu comprends bien, mais aussi pour d’autres citations (je ne sais plus exactement) mais en commentaire. Donc (merci du passage).