Carnet individuel | François Tastet

40 : I. Lire. Remplir la boîte à outils. Goûter au bonheur de se faire voler du temps de vie par la lecture.
II. Porter ses lunettes d’écrivain. Glaner des miettes de vérité partout, tout le temps ; dans la vie, dans les films, les expositions, les concerts, les lectures… Trouver un système solide pour archiver ces notes afin de pouvoir y replonger et les convoquer sans peine.
III. S’astreindre à travailler. Quotidiennement, retrouver les chantiers en cours, sur un temps imparti, pour garder le sens. Travail de vestale.
IV. Maitriser la machine. L’aisance dactylographique influe sur la sculpture des phrases, des paragraphes. Limiter le flou entre la naissance des pensées et les muscles qui les inscrivent sur la page. Se souvenir que la feuille et le stylo existent.
V. Ne pas oublier le réel. Sortir de sa tête, ne pas se faire de mal. Vivre pour écrire. Modeler de la glaise, sourire en tenant un tournevis, être en mouvement.

39 : Construire l’idée que la littérature a besoin de vérité pour tenir debout tout en sachant, qu’au fond, c’est le goût du mensonge qui me pousse à écrire.

38 : J’ai rencontré quelques fois la terreur dans mes rêves. Impression de se réveiller avec une cicatrice béante, viscères à l’air. Puis la peur qui se dilue, à mesure que l’on retrouve le chemin de l’autre réel : la couette, le coin de la chambre. Plus tard, impression de chercher des charbons ardents dans de la cendre froide lorsqu’on essaye de retrouver cet état émotionnel du réveil. J’ai gardé trace de certains de ces cauchemars : lecture fade. L’effroi se nichait donc dans quelques circonvolutions secrètes de l’instance même du rêve, cette autre couche dans laquelle certains films, musiques – plus rarement peintures ou récits, mais alors avec quelle force – arrivent à m’embarquer.

37 : « T’as jamais remarqué comment un type, peu importe depuis combien de temps il fait ce qu’il a à faire, qu’il soit en train de pisser ou d’élinguer, il manque jamais de s’arrêter pour se retourner et regarder un arbre tomber à terre ? » Ken Kesey – Et quelquefois j’ai comme une grande idée. Confinement. Première fois de ma vie que je lis un roman deux fois de suite, coup sur coup. J’essaye de comprendre à la seconde lecture comment on peut écrire un bouquin comme ça. Je n’ai jamais été bucheron dans l’Oregon mais cette phrase décrit la vérité, j’en suis persuadé. J’entends parler Joe Ben Stamper, le cousin de Hank, ce n’est pas un personnage, il joue trop bien pour ça. Trouver des petits morceaux de vérité, les faire dire par de vraies personnes. Grande leçon.

36 : Jamais d’écran avant le café qui clôture le petit-déjeuner. Lecture du journal ou divagation-réveil avant une première consultation des mails sur le téléphone en écoutant un podcast. Une fois sur la machine : Facebook, pour très peu d’influx mais qu’ils me semblent important de conserver ; Instagram lorsque je ne l’ai pas déconnecté, puis on lance l’appli Pomodoro et on répond aux mails, on survole un article, on classe dans One Note. On essaye de faire rentrer ça en 25 minutes avant le passage à l’écriture. Pour les lectures en cours j’ai dû m’astreindre à faire rentrer là-aussi un bloc de 25 minutes après le déjeuner, le temps d’avant le coucher ne suffisant plus.

35 : J’insère ma carte et tape 2 pour du sans plomb 95. Mon code confidentiel ? Rentrée brutale dans le réel. Je sais que cette fois-ci, pour je ne sais quelle raison, je ne vais pas savoir. Plusieurs années pourtant que ces 4 chiffres font partie de mon bagage mental – si ce n’est musculaire – mais aujourd’hui, rien ; disparus dans le néant. Inutile d’essayer quoi que ce soit : ce serait du hasard ou le code d’entrée de mon immeuble. Arpentage de la plate-bande d’herbe qui longe la station service en remuant des nombres puis quelques morceaux de musique dans la voiture pour essayer d’éloigner l’angoisse de l’oubli et faire réapparaitre la séquence. J’y retourne en tentant d’être le plus routinier possible ; exercice métaphysique. Votre code confidentiel ? Mon index s’agite, on me remercie puis on m’invite à me servir en SP95 après avoir retiré ma carte.

34 : X

33 : La théorie de Bostrom et cette idée que la probabilité que des entités telles que nous fassent partie d’une réalité virtuelle est proche de 1. Cela me plonge dans le vide, fluidifie mes pensées, me rince des parasites, me donne du courage même. Tout ce qui se présente à moi a déjà été moulu, je n’ai plus qu’à réagir de la façon que j’ai l’impression de juger la plus opportune, la plus plaisante, la plus loufoque, la plus dangereuse, la plus sûre.

32 : Je connais le rituel pour convoquer les morts. Mais je ne le pratique pas aussi souvent que je le devrais. Leur présence me réchauffe pourtant. Particulièrement la sienne, mais peut-être devrais-je réunir une plus grande équipe la prochaine fois ?

31 : X

30 : X

29 : X

28 : X

27 : X

26 : X

25 : X

24 : X

23 : X

22 : X

21 : X

20 : La liasse est pliée, plusieurs fois. C’est celui qui livre les fruits qui la donne au gérant de l’étal. J’aurais imaginé l’inverse. Il enfouit ça dans sa poche, sans compter. Cheveux et ongles longs, pleins de tabacs ; t-shirt malgré le froid. L’autre s’est mis à décharger les cagettes, le dos courbé.

19 : X

18 : X

17 : X

16 : X

15 : X ; cloué au lit.

14 : La jambe arrière vient faire claquer le tail contre le sol, la jambe avant se plie pour absorber la remontée puis vient gratter le nose aux alentours de 50° (c’est à ce moment que l’on troue les chaussures, les chaussettes, puis la peau). La planche non seulement décolle, mais se met aussi à pivoter autour de son axe le plus long. Si l’alchimie est bonne, le pied arrière récupère l’adhérence puis le pied avant se repositionne pour redescendre à plat. Sensation introuvable ailleurs que celle liée au fait de continuer à rouler après ça.
Et toujours une pensée émue pour les kids qui ont passé plusieurs dizaines d’heures à s’entrainer seul dans leur garage pour finalement réussir cette seconde comme si de rien n’était, devant leurs copains, au skatepark.

13 : M. sous la pluie des Gravilliers. Même du quatrième, je discerne ses yeux. Le protège-chaine de son vélo est tordu, l’eau coule dans le caniveau. Son sac dissimulé derrière son poncho la fait ressembler à une tortue. J’espère qu’elle vivra cent-vingt ans.

12 : Il me faut du temps. J’utilise un mélange de poudre de marbre calciné, de coquilles d’œufs et de plomb (ou de zinc) à la place du sable.

11 : Il faudrait trouver la source de beaucoup de ruisseaux. Mais je sais que les vacances chez H. ont été, sans que j’arrive exactement à comprendre pourquoi, décisives. L’odeur de la cire d’abeille, les couvertures en laine, le parquet qui craque, les bonbons au miel ; tout était déjà là, dans les interstices, en germe. Et A., bien sûr, avec ses quelques années de plus qui représentent tellement à cet âge. Le meilleur de nos jeux : un bout de feuille et un stylo qui bave. Créer des mondes. Ces souvenirs agissent encore comme une amulette. J’évite cependant de trop remuer cette soupe primitive, de céder à la tentation de dresser une liste de ses ingrédients, par peur de briser le charme.

10 : Pendant que je suis au cinéma, j’oublie qu’il est dur d’y travailler.
Pendant que je cours, mes soucis maigrissent.
Pendant que je crie, les bêtes se taisent.
Pendant que je digère, mes neurones salivent.
Pendant que je me muscle, les secondes brûlent.
Pendant que je m’instruis, mes lacunes se creusent.
Pendant que je m’endors, je m’entraine à la mort.
Pendant que je dors, je m’entraine à la vie.
Pendant que j’aime, je m’oublie.
Pendant que je me baigne, je me noie dans le futur.

9 : Ne pas s’attarder sur le déluge d’efforts, d’énergie, de temps, de cerveaux, de mails, d’appels téléphoniques, de réunions, de mensonges, de tensions, de pressions, peut-être de dépressions, d’insomnies, de sacrifices, d’argent, de matière, de bras, de sueur qui ont été nécessaires pour produire ce déshumidificateur d’air en plastique blanc.

8 : Giuliano Gemma Dan Vadis David Hockney Vittorio de Sica H.P. Lovecraft Marcel Proust Georges Perec Jean-Pierre Foubet Céline Villars-Foubet Georges Pompidou Coco Chanel Walter Hill Charles Joseph Merruau Charles Risler P. Teissonière Louis Ange Lars von Trier Trézel Roman Frayssinet Pierre Niney Mac Demarco Valentine Pejoux Jacques Abeille Thaddaeus Ropac Gilles Deleuze Jean Cocteau Robert Longo Georg Baselitz Karel Appel Jean Dubuffet Arshile Gorky Asger Jorn Yves Klein Willem de Kooning Maria Lassnig Piero Manzoni Joan Mitchell Pierre Soulages Wols Zao Wou-Ki Étienne Nodet Serge Paugam Albert Einstein

7 : Narines ouvertes pommettes hautes front ridé mais visage jeune peut-être des piercings sur le cartilage d’une oreille l’air méchant mais attitude gentille | japonais en tenue de chef cigarette à la main | regard viril d’un plus grand et plus barbu que moi |

6 : Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que le nombre 327 correspond à la fois au nombre de pages de mon édition Wordsworth Classics de Dracula achetée en août dernier à Dublin chez Hodges Figgis ainsi qu’aux vingt-septième, vingt-huitième et vingt-neuvième décimales de pi écrites à la suite.

5 : Pas de nuit à Paris ; à la place, un lavis aubergine.
Aplat gris, plus clair que le zinc.
Bleu clair, quelques scories échappées de la chape matinale.
Deux couches bien distinctes de nuages couvrent le bleu : en altitude de gros moutons blancs et, par dessus, plus proche du sol, comme une fine fumée grise que le vent fait se déplacer rapidement.
Un phare balaye le bleu de Chine.

4 : Devenir de la viande.

3 : Sur ce que je crois être une table de chevet – sans toutefois me souvenir de la présence d’un lit – une boite de marqueterie de la taille de ma paume ornée d’un portrait de femme. J’aurais aimé l’ouvrir. (Souvent, ces boites sont vides.)

2 : la Mini Austin bleu ciel. Son levier de vitesse, sans soufflet ; le volant noir, fin, luisant et crénelé. Peut-être un regard dans le rétroviseur ? La route descend.

1 : saisir la personnalité d’un.e inconnu.e à l’intonation de son « bonjour ».


A propos de François Tastet

Formation en sciences naturelles. Cinéma, musique, sport et voyages pour nourrir les journées. Et la littérature pour donner du sens et faire tenir tout ça. Paris ou Bordeaux selon la houle. 30 ans ? 31. https://cahierdetravauxpratiques.fr/

26 commentaires à propos de “Carnet individuel | François Tastet”

    • Effectivement, c’est fait inconsciemment mais ça apparait nettement maintenant que vous mettez le doigt dessus : j’écris dans mes carnets d’écriture comme dans mes carnets de géologie. Merci pour la lecture et la perspective !

  1. cher ami françois, je vous découvre à cause de ceci
    « Pendant que je m’endors, je m’entraine à la mort.
    Pendant que je dors, je m’entraine à la vie. »
    je viens de le lire par hasard et ça me remplit…
    du coup je viens du côté de chez vous…

    et en commun, ce parcours en sciences de la vie et de la terre !… c’est top !

  2. Commencer par la fin et joie de découvrir : c’est un carnet journal vivant. Très vivant. Là tout de suite dans les pensées et les choses. Concision qui laisse trace. Question. Matière. Choses vues qu’on voit et qu’on touche. Merci

  3. Merci beaucoup pour votre #40, elle donne un coup de main! Je vais remonter dans votre carnet, je pourrais reprendre tous les mots de Nathalie pour vous les donner à nouveau.

    • Merci pour la lecture Simone. Impression de planter des clous sans beaucoup de finesse dans ce #40 ; faire basculer ces conseils dans le réel me semble bien difficile mais rien que le fait de savoir que ces piliers existent sous mes pieds me fait avancer.

  4. Bien beau carnet que je découvre tardivement. Une belle atmosphère pleine de vie, des notes comme une balade dans vos pensées. Merci.