#P2 Des mots malgré moi

Il faut que je vous dise, que je vous écrive un mot, un mot sur les mots, je n’ai pas choisi, c’est eux, les mots, qui m’ont choisie, se sont imposés, insinués dans ma tête, n’en sont pas repartis, m’ont envahie et ont relégué les autres thèmes au fond d’un placard, j’en avais pourtant, des thèmes, je voulais vous parler de fleurs, de nuages, de rêve, de couleurs, de ma collection de foulards et du temps qui passe…..Et me voilà devant les mots, et je vous prends au mot, avec tous ces mots, submergée de mots, de mots, de mots, encore des mots, des mots qui coulent, se précipitent, se bousculent, en cascade, en torrent de montagne…des mots qui pleurent, rient, se plaignent, se cachent, des mots-clés sésame ouvre-toi qui déverrouillent la porte vers les trésors,  des mots les plus longs comme anticonstitutionnellement en français ou  Donaudampfschifffahrtsgesellschaft, mot encore plus long en  langue allemande en imbriquant des mots et des mots pour les agencer dans un mot articulé et recomposé, simplifié peut-être, trois, quatre idées dans un seul mot…de bas mots,  de grands mots, de gros mots, des mots d’esprit et des mots pour rire…des mots doux, chuchotés, susurrés, mon cœur, mon trésor, mon chou, un mot qui sort du jardin pour devenir caresse, mon lapin, ma poule, qui pourraient bien rester dans la basse-cour, un petit oui qui s’accorde dans un souffle pour un moment ou pour toute une vie…des mots de tête ou des mots de cœur, comme des notes de parfum ou de musique qui envahissent, égaient ou attristent, des parfums entêtants, des notes puissantes, des arpèges, des perles de pluie et de nacre…..Des mots qui jouent, jeu de mots, mots croisés, fléchés, mélangés, avec leurs pages dans les journaux, mots étriqués, estropiés, crucifiés, coincés dans des cases qui font la joie des amateurs de casse-tête qui cherchent les mots au fin fond de leur mémoire et les trouvent avec un contentement incontestable, des mots qui signifient, qui embrouillent, qui bégaient, qui fuient, qui reviennent trop tard, oubli temporaire qui fait douter de l’avenir, des mots pour mettre un nom, pour comprendre, pour transmettre, pour remercier, pour ordonner…oui, ces mots qui claquent comme un drapeau au vent, des mots secs, brefs, qui ordonnent halte stop ouste terminus et qui décident une fin, peut-être une reprise… ces mots qui sont lancés d’une estrade, d’un podium, d’une hauteur, tirades, litanies, discours enflammés accueillis par une foule en délire, cueillis par des mains tendues, applaudis avec ferveur, acclamés avec des mots forts, des superlatifs, des bravos, super, magnifique, votez pour lui, pour elle, ces mots, véhicules vers un ailleurs, une prise de pouvoir, un changement d’air ou un passage à vide…..Des mots outils, qui se mettent en ligne, se rangent en phrases, se scandent en cadence, en rimes, se poétisent en douceur, racontent une histoire, font dormir debout et endorment les enfants le soir, des mots quoi font rêver, partir dans les nuages, des mots bleus pour des nuages roses, des mots noirs pour un ciel rouge feu, des mots et des images pour bâtir des châteaux en Espagne, pour voyager dans sa tête…..Des mots qui créent une phrase, une langue, une musique, des notes qui montent et descendent, qui chantent, des sons différents selon les pays, des significations qui ne se ressemblent pas, qui se structurent en grammaire, orthographe, vocabulaire, transmis de naissance, appris avec ferveur par des passionnés, ou sous la contrainte, laborieusement, par des étudiants récalcitrants, des frontières s’évanouissent, des livres s’envolent, des amitiés se créent, les traducteurs, les interprètes abattent les barrages de l’incompréhension. Les mots habillent, impriment des humeurs sur les visages, en noir, blanc, rouge ou bleu, les mots du Midi rayonnent de soleil, accent chantant, musique de lavande et d’oliviers, les mots grisonnent les jours de pluie et s’étouffent dans les neiges de l’hiver, les mots réfléchissent le temps, les envies, les modes, le passé, les mots retrouvent des souvenirs, des gestes, des coutumes, ils se disent, s’écrivent, se chantent, se déclament, les mots me manquent, les mots me comblent, je les aligne avec délice sur le papier, écrire, expliquer, inventer, toucher, mes mots, mes langues, chacun a son accent, chacune a sa musique, et tant de langues à apprendre, à entendre, sentir chaque musique, aborder un pays, son histoire, ses artistes par la langue, les mots, les sons…fascination, émerveillement…besoin des mots, des mots qui coulent, qui se bousculent, qui se précipitent, qui remplissent un lac, un fleuve, un fleuve de mots, un océan de mots, plus de barrage…je voudrais bien avoir le dernier mot pour clore ces paroles, ces lignes, ces pages, mais les mots m’échappent, se déversent, revendiquent, agencent, deviennent libres, entreprenants, audacieux, créateurs, je cours pour les rattraper, les domestiquer, les apprivoiser, je cours, ils m’échappent, se sauvent, vivent leur vie…

A propos de Monika Espinasse

Originaire de Vienne en Autriche. Vit en Lozère. A réalisé des traductions. Aime la poésie, les nouvelles, les romans, même les romans policiers. Ecrit depuis longtemps dans le cadre des Ateliers du déluge. Est devenue accro aux ateliers de François Bon. A publié quelques nouvelles et poèmes, un manuscrit attend dans un tiroir. Aime jouer avec les mots, leur musique et l'esprit singulier de la langue française. Depuis peu, une envie de peindre, en particulier la technique des pastels. Récits de voyages pour retenir le temps. A découvert les potentiels du net depuis peu et essaie d’approfondir au fur et à mesure.