dialogue #02 | un archange automatique

J’avance en reculement dans le cloaque — il pourrait mettre plus de lumière. Une lune ronde fait office de luminaire. Murs de basaltes, comme un ciel endurcit, ils scintillent. La boue luit par nappes. Je distingue les corps: hommes, femmes, de tous ages, en toutes tailles. Fétus de chair. Chiens, rats. Et autres choses organiques. Toutes mourantes ou mortes, renversées sur le dos bouches ouvertes — les yeux c’est fou comme ils brillent, on dirait des joyaux ou des billes. Et l’odeur, âcre et sucrée qui dégoutte — malgré ce talit ramassé à l’entrée et noué autour de mon nez en place de masque—,… l’eau de vase de lys et de roses pourrissants au pied d’un Caravage. Ici pas de « distributeur  » comme dans les églises de Rome — là-bas tu glisses une pièce dans la fente et la lumière fuse.
( Cet obscur sfumato c’est voulu je suppose )
( Ce n’est qu’un début rien que pour toi. Une ouverture mezzo voce en quelque sorte ), me dit l’archange automatique à travers l’oreillette. C’est le traducteur DE — pas le plus aguerri des préposés à la traduction—, un commis d’office qui a une voix très métallique et des choix approximatifs
( Tu croyais que je t’offrirais de la première catégorie?), la traduction se fait en direct et arrive en léger différé; Il y a aussi l’anti virus intégré qui met le bazar il interrompt la transmission par moments — les voix DE sont impénétrables— et ça rallonge sacrément les échanges.
( je n’ai pas le choix je suppose)
( Tu veux continuer oui ou non? Parce qu’on peut encore te faire revenir. Te faire renter si tu préfères… Après ce sera trop tard )
J’avance en reculant dans le cloaque. C’est du passé recomposé en 3 D, avec compte à rebours et en avant. Comme passer un film à l’envers.
( Tu joues à noir comme neige? Encore une de tes ruses!)
(Tu crois qu’ici on fait dans la bnlt dcmntr?)…ça grésille… ( … bnlité documentaire? tu …vlais d u sens…tnnel? oui ou non?) … ça se brouille. Les émanations de gaz des corps en décomposition ce sont elles qui altèrent la communication ou c’est l’archange automatique qui a trop servi — voilà ce qui arrive quand on brade le matériel.
( Je sais que tu veux m’embrouiller mais crois-tu vraiment que je ferais machine arrière? tu connais mal ta créature… je ne renonce jamais)
(——————–)
(On dirait que ça t’embête)
(————)
— si j’avais seulement étudié à l’école hébraïque, nous serions en dialogue direct et tout irait beaucoup plus vite—
( Tu nais pas nez à la bonne époque ) renchérit le traducteur qui a soudain retrouvé sa voix mais fourche encore sur les mots.
— Et si l’archange me bernait? me dis-je. Comme ce médecin qui préconisait de me retirer la moitié du foie pour me soulager de douleurs vertébrales, il peut me dire n’importe quoi… il faudrait couper la communication et y aller sans « guide » —
( Si tu crois que tu peux te passer de moi )
ce qui est terrible avec DE c’est que rien ne lui échappe. Tout aparté passe pour du dialogue direct
( Puisque tu le dis)
J’avance à reculons dans le cloaque et je prends garde, précaution inutile, de ne pas marcher sur les corps, ou ce qu’il en reste. Charnier de décharnés. On a pris leurs vêtements. On a pris leurs dents et on a pris leurs cheveux. On a pris leurs noms. On a… Soudain à mes pieds c’est un bébé qui a poussé. Gras et blanc. On le dirait extirpé au massacre des innocents de Nicolas Poussin. La mère suppliante — je me souviens bien du tableau je l’ai copié maintes fois—, a le bras plus long que le dos de l’Odalisque de Ingres qui ressemble à un violon mou. Ou long comme un jour sans pain. Le bébé pleure, il a faim. Le bébé pleure et c’est une fille ça se voit au lacet de couleur rose qui enserre son cou et l’étrangle à petit feu… je veux l’arracher au désastre. Je veux couper ce cordon de mort et je n’ai que mes dents… quand je saisis l’enfant c’est un tas de chiffons qui me reste entre les mains.
( C’est toi qui as fait ça!)
Mon cri me revient en écho
( …ça … ça-ça-ça-ça-ça —-)
DE rit. Et c’est intraduisible. Ou insoutenable. Les deux ensemble.
( Tu joues avec moi? )
( j. j…. ps j. te m—ntr) dit l’archange automatique qui a du plomb rouillé dans la voix. J’entends battre ses ailes à travers l’oreillette. J’entends l’affolement de ses plumes. Le souffle de sa chute. Son écrasement .
J’entends DE brailler en sourdine. J’entends DE, jurer.
MDR dit DE et d’autres noms d’archanges déchus.
Sa colère gronde.
Moi je reste.
Avec les morts  

jour impair et gris laisser faire comme en sommeil manque la chute de la chute (sans doute)  

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

8 commentaires à propos de “dialogue #02 | un archange automatique”

  1. Merci Nathalie Holt. Une nouvelle fois, une fois encore, une fois de plus, vous parvenez à nous mettre, nous inscrire, en la mémoire de l’indicible. Merci Nathalie.

  2. Le contraste entre la gravité et la violence du tableau et le dialogue presque surréaliste et drôle avec le traducteur créé, à la fois un vrai décalage et assemblage des deux. C’est superbe, merci Nathalie.

    • Merci beaucoup Clarence. Chez Wittig une ironie m’a t-il semblé (le contraste s’est imposé)

  3. Quel splendide cauchemar, du rire au souffle coupé, la pataugeoire monstrueuse des corps en contrebas, vous avez traduit en langage beckettien le radeau de la Méduse

    • Merci beaucoup Françoise. C’est curieux et pensé au radeau de la méduse en écrivant et je voyais les pied dans leurs chaussettes au premier plan. l’incongruité des chaussettes dans cette image de désolation.. et cette phrase de B .dans un coin de la tête parle moi du sous sol

  4. Me suis laissé emporter. Drôle de sensations. Merci pour cette étrangeté.