#L11 | hisser haut le pleur de la ville

Ils sont tous les six à déambuler ce soir. Mahyar ne rentrera pas, alors ils feront comme avant. La nuit circule entre eux comme une vigne vierge qui tournicote dans les bronches. Port de Brest, les paquebots géants, le chantier naval interdit d’accès. Le vent est si fort qu’il gomme le ressac de la mer, même à tendre l’oreille, rien ne peut venir des eaux en contrebas. Juste cette odeur rance en écoutilles, l’iode arqué par sa soufflerie d’iode, ses deux pieds lourds bien plantés dans les narines. A six ils pourront s’abreuver de nuit sans craindre d’être attaqués façon lâche par derrière. Ils feront tout le tour du chantier, les caméras de surveillance les reconnaîtront comme les silhouettes du soir, aussi communes et régulières que les goélands qui viennent claudiquer devant eux, imparfaits touristes, croqueurs de frites oubliées sur le quai. Entre les goélands et les marcheurs du soir, il n’y a qu’une question de taille, tout le reste s’assemble. La tête penchée en avant, le bec jaune de la capuche, les genoux lents, le dos incurvé, tête-à-tête avec tout le vent ramassé de la ville, la morsure du frais dans les oreilles. « Il n’y a que des rats et des mouettes ici, pourquoi vous n’allez pas au centre ? » leur répète le gardien du quai. Mais les immeubles, c’est cent fois par jour qu’ils les sillonnent, ce bitume-là, faut qu’il s’étende à l’horizontale, qu’il se couche sous les yeux quand la nuit tombe. Et puis la solitude, le bien-être qu’elle fait d’être à ça de sa bouche, le transfert des vents d’ouest, les baffes de vent, la main géante qui t’enveloppe jusqu’à l’arrière des jambes, le noroît qui vient peut-être de l’autre côté de l’Atlantique, peut-être New-York, peut-être au-delà, Saint-Pierre-et-Miquelon, le vent vachard, peut-être un clairon bègue des neiges du Québec, non pas qu’il soit possible pour eux de les atteindre par la pensée, non pas que le froid soit conducteur, non pas canaux dans la tête où tu pourrais circuler, non pas qu’ils songent à y toucher, non pas toucher sa trancher de bonheur, non pas toucher des choses avec les pieds faute de pouvoir y croire, non pas s’asseoir essoufflés de nuit, la bruine plein le visage et les battements de cœur, non pas espérer que tout soit nouveau un jour, pour battre en scansion souple ensemble un six temps d’hémistiche entier dans les jambes, le souffle du copain rentré dans ton oreille, non pas la césure entre vos souffles – coup de vent dans l’épaule, non pas chanter pour mélanger le vent, superposer ta voix sur le chant du copain, non pas mélanger les langues étrangères, même si ça simplifie l’existence, d’entendre une langue étrangère, non pas l’exil dans les oreilles, la rencontre inopportune qui ne dérange plus, non pas la grille de barbelés que vous avez su escalader, c’était rudement dangereux vous auriez pu vous ouvrir le ventre et les bras, non pas la grille, non pas la vision du futur quand tu marches lentement le long d’un porte-containers, non pas la cadence à douze pieds pour rimer avec quelqu’un d’autre que toi, le plaisir du transfuge non pas, la colère partagée non pas, la gestation du triste dans la parka, les graines de tournesol broyées sous les mâchoires, égrenées crachées, jurons universels, crachats de petites coques qui restent sur la joue, comme une petite saleté quand tu mets pas le souffle, non pas la vie menue des graines concassées, moins cher qu’une cigarette et ça remplit le ventre, non pas qu’ils réclament un lot de temps qui passe à cent à l’heure, non pas qu’il faille forcément marcher pour s’alléger le cœur, non pas la pluie qui rentre par les yeux pour laver les conduits de la trouille, non pas la plaie à l’arrière du talon parce que les chaussures ne sont pas faites pour marcher 12 heures tout l’alexandrin du jour puis tout l’alexandrin du soir, non pas qu’il faille se marcher dessus pour devenir fort, non pas l’odeur du désordre et la pourriture qui rôde dans les ports, non pas la chair ouverte sur un rebord de table, non pas les coquilles d’huîtres piquées par les longs becs, non pas shooter dans un galet, revenir vers le groupe et shooter encore devant dedans et tout en l’air, shooter sa dégaine de gitan, shooter sa peine, shooter son regain pokopop pop son regain de ras-le-bol, shooter l’ennui, shooter l’attente, s’envoyer balader, non pas braire dans le noir comme les sirènes du port, pour simplement glisser sur les eaux, pleurer tout son saoul comme les copains pleurent d’avoir bu, pleurer ses nuits blanches, pleurer sa dégaine khayb khenez chouf le malpropre, non pas qu’il faille toujours se laver, et manger autre chose qu’une tartine de beurre avec le café noir, non pas qu’il faille se raccorder au monde en marchant chaque fois qu’on s’entend respirer, c’est quelque chose cela, de pousser son pleur dans la nuit noire, mêler son sel aux ravages de l’iode, jeter l’épice de la douleur, ne plus retenir le sanglot, ne plus suffoquer dans le col de la parka, ne plus jeter les yeux en dedans, ne plus lever les poings, ramasser des larmes comme les frites crevées sur le quai, ne plus savoir où aller, pleurer sans raison, navire câblier. Avec les six copains qui marchent à côté. Pour hisser haut le pleur de la ville.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...