#L12 | Navigation à vue

et les rivages, et les îles

deux syntagmes, chacun constitué de la plus simple des conjonctions de coordination, d’un article et d’un nom / pas de majuscule, pas de verbe / pourtant on peut dire que c’est une phrase, on le sent – mais qu’est-ce que c’est qu’une phrase ? –, on ressent que ça raconte une histoire, en tout cas un début d’histoire, oui c’est comme un prélude, une entrée en matière, une énumération qui contient sa proposition de rythme pareille à une offrande, et ça pourrait facilement se poursuivre (est-ce que ça définirait mieux le livre ?) et tout de suite on voit bien où ça pourrait nous mener

et les rivages, et les îles,                et les vagues, et

ça se met à accumuler des noms à deux syllabes pour demeurer dans le même registre, développer la palette et conserver la scansion, et puis très vite ça veut entrer dans le vif du sujet, ça réclame un développement et peut-être aussi ébauche un dessin différent  

et les rivages, et les îles,                 

et les vagues,               et les oiseaux qui…

le plus juste serait sans doute de se cantonner à un vocabulaire touchant la géographie ou la topographie, d’utiliser des mots qui touchent le sol / littoral récif brisants falaise rempart /, les couches qui forment le sol, la minéralité et la stratigraphie des terrains / roc rocher schiste linéation cristaux granite œil de calcite feldspath métamorphose éclogite amphibolite / ça servirait mieux mon sujet – même si le sujet est encore mal défini, il ne sera connu qu’à la fin du travail, je veux dire le vrai sujet –, des mots qui pénètrent la nature même du pays pauvre, évoque la bouche claire de la carrière, les pans de pierre comme des miroirs, les structures dans la roche, les fissures, les failles où se sont développées des souches maigres de buis ou de genêt / alors ça donnerait quelque chose comme

et les rivages, et les îles,

et      les falaises les             rocs

gris anthracite

l’odeur

du bloc                         scié à la main

oui mais avec tout ça on a oublié l’eau folle de la mer immense qui monte et recule sans cesse, attaque ronge érode transforme, toute la distance entre l’eau et le rocher annihilée d’un coup, le choc frontal avec le rempart qui protège l’île, on l’entend, ça percute fort / de la même façon le pic s’acharne pour définir son sillon de coupe / – mais qu’est-ce que c’est une phrase, qu’est-ce que ça contient de bruit et de silence, de matière à brasser ? –, forcément il y a des choses qu’on abandonne dans le sillage des barques qui tentent de franchir les brisants pour accoster, la renarde rouge en alerte les observe de loin, elle aussi à sa place dans l’énumération, dans cette musique du monde qui s’ébauche déjà dans les deux syntagmes du début, cette simplicité à laquelle on revient après le questionnement des espaces et des rumeurs nocturnes et qui finalement pourrait bien suffire, enfin on ne saura jamais

on ne sait pas si on répond à la contrainte, ça n'a pas tellement d'importance... enfin je crois... 
pour ma part ça m'a ramenée vers le cœur, vers le feu, ça m'a permis de faire le tour de ces quelques mots qui ont laissé empreinte en moi ces derniers mois et que j'ai choisis spontanément choisis pour titre, ils  m'ont guidée à travers dans cette ébauche de livre et ça m'a fait du bien de les retrouver ! 

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

4 commentaires à propos de “#L12 | Navigation à vue”

  1. De la matière dans cette phrase pleine de ressacs et d’insularités. Tes ressassements m’évoquent les obsessions d’Emmanuel Pagano (nouvellement E. Salasc). Je ne sais pas si tu as lu certains de ses livres mais je pense qu’ils pourraient nourrir ton écriture. Merci pour les sillons que tu traces.

    • Non pas lu, mais mille mercis pour la référence
      et merci pour ton passage par chez moi…
      j’ai lâché tout ça ce matin (peu de temps en ce moment) donc un peu vite, mais à utiliser sans doute dans le texte final…
      A te lire moi aussi…

  2. Exploration pas à pas , lente, fouineuse, d’une phrase très courte.
    elle devient un voyage plein de subtilité