faire un livre #13 | réécriture avec A #03 De Grégoire Schunck à La mujer con el pelo naranja

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De mes années lycée, souvenir de cette chevelure, de cette voix et de ce nom, comme si chaque trace à elle seule n’avait suffi à le fossiliser dans la mémoire ; première, la chevelure, elle s’imposait au regard – chevelure tenant plutôt d’une tignasse pour sa forte densité au centimètre carré, en bataille avec elle-même comme dressée au dehors autant que lui contre lui au dedans ; tignasse blanche – blanche comme celle du berger sur la toile de Gallen-Kallela ou de l’enfant aux pieds nus observant le corbeau, blanche comme on ne fait que les imaginer les chevelures nordiques sous les latitudes des rues d’Ivry-sur-Seine dans les années 60 ; se révélant ensuite, le nom et le prénom, plus rarement entendu le prénom – à l’interclasse, dans la cour, sur le stade,  les garçons s’interpellent par leur nom plutôt que par leur prénom, de même que les filles ne s’appellent que par leur prénom plutôt que par leur nom  (dans les années 60 peu d’intérêt marqué pour ces mémoires étrangement sélectives) ; prénoms mâles et mode, il y a des Michel, des Didier, Alain, Philippe, des Jean-Pierre ou Bernard, on ne compte plus – lui c’est Grégoire, Grégoire comme le nom du pape du cours d’histoire ? Gringoire comme sur le paquet de biscottes qu’on achète à la Coop ? on comprend mal, on déforme, on interprète ; à la rentrée, le prénom de Grégoire retient l’oreille dès le premier appel de présence ; Schunck vient ensuite – ou avant, peu importe – Schunck avec sa nasale traînante tout au fond de la gorge, Schunck comme le blanc des cheveux, Schunck comme on s’appelle plutôt Durand, Martin, Garcia, Vassari, Zamache… mais aucun Schunck, aucun Grégoire, aucun semblable crâne coiffé de semblable tignasse au dessus du bleu d’un regard trop rapidement baissé, de joues plus vite cramoisies qu’il ne faut de temps pour prononcer d’une traite les trois syllabes de Grégoire Schunck ; le corps est mature, on attend de lui une voix, des questions, des réponses, ne serait-ce que celle de sa présence au moment de l’appel, Schunck Grégoire… Grégoire Schunck… Grégoire Schunck ?... obligatoire l’appel annonçant déjà les poussées d’un accouchement douloureux pour lui, et, autour de lui, celles d’une impatience – accouchement par bribes, bris de voix, bris de langue, bris de souffle, replis partiels en suspens avant de s’ élancer à nouveau sans filet, sans stratégie apprise de quelque orthophoniste – on les fréquente encore peu les orthophonistes dans les années 60 – et lui, en proie à ses vagues de panique, lui de tenter de ne pas s’y noyer, lui souhaitant cependant qu’elles l’engloutissent enfin une bonne foi pour toutes, qu’on en finisse de lui, de son corps, de sa présence sur une ligne, qu’on l’oublie discrètement – soulagement ? humiliation quand on la passe la ligne pour éviter de perdre du temps ? sa chevelure répond plus vite que lui à l’appel de son nom… sa voix vient en dernier, toujours en dernier mais, pour cette voix bâillonnée, étouffée, rétive dans un coin de son crâne parce qu’ il se bat avec elle de toute sa chevelure en bataille, du cramoisi de ses joues, du regard qu’il baisse et relève, traqué au dehors, traqué au-dedans sourdement… pour ce Grégoire Schunck, il y a cet attachement à faire parler la langue dont la voix est outil ; quand les mots ne sortent pas, il y a cette détresse à se dire que l’on n’a pas su les aider à le faire, que quelque part quelqu’un ou quelque chose les a laissé mourir tout au fond de la gorge et que celle ou celui qui en traîne la souffrance ne sait même pas pourquoi, ne peut même pas s’en plaindre… incontournables bris de voix d’une voix qui surnage comme elle peut au milieu de toutes… contre toute attente, il reste cependant ce souvenir lumineux de l’instant où, plus forte que ses distorsions, la voix s’était élevée pour dire un texte d’Armand Salacrou – sur les planches d’une scène, cette voix-là parlait plus fort que la chevelure.

La mujer con el pelo narranja, Nieves C.

Mardi

Benimaclet. Visite de l’exposition Sensaciones, de Nieves C.  & Amparo M.. Incroyable faisceau de circonstances : la rencontre entre La mujer con el pelo naranja, Grégoire Schunck et l’abricotier de la #3 Autobiographies, au moment où, précisément, La sève, le sang, l’encre et l’abricotier est encore très présent et la réécriture de Grégoire Schunck en train de s’achever – rencontre de sa chevelure à elle, de sa crinière à lui, effacement de la gommose de l’abricotier, ne reste que la couleur de son fruit sans doute sous l’effet de la chevelure de La mujer con el pelo naranja.

A propos de Christiane Mansaud

Besoin de passer par d'autres langues - connues, inconnues, pour mieux sentir celle en creux, la redécouvrir, l'explorer de la voix, la réécrire, la modeler, aller jusqu'où il est possible - qui mène l'autre ? mystère...