#P6 | Mises de côté

Journal

Des images et sensations écartées du reste, mises de côté par l’invocation « souviens-toi ».

Lundi

Plus tard, dans le sommeil impossible. Un doute étreint les genoux qui claquent ; je me redresse pour écrire, pour mettre en mot, est-ce que l’eau va beaucoup couler, le robinet n’est pas fermé, est-ce ma faute ? Le double de la chambre est introuvable ! Je ne respire pas, tout est moite. Impossible demi-tour au moment où l’on aurait pu y faire quelque chose. Je pense à ce robinet que je n’ai pas fermé, à cette fuite qui n’en finit pas, qui va durer toute la nuit. Petit seau bleu ne pourra pas retenir toute l’eau. L’angoisse rythme un égouttement qui me coule le crâne.

Mardi

Une couverture perlée de mites, jetée. Des produits ouverts, consommé une fois (et encore) : jetés. Des affaires dont on ignore la valeur sentimentale : conservées, dans grand sac poubelle. Idem pour conserves. Conserves conservées. Et puis vient la boite de baptême, petite croix et auto-éducation catholique le prouvent. Une boite blanche, carton dur recouvert d’un papier qui rend nerveuse la pulpe des doigts. Un nom de garçon né il y a quelques mois en « lettres d’or », pas mal, tout est d’une qualité médiocre mais un certain bouleversement ; un fils, un frère, un neveu, en tout cas une petite personne qui compte ou comptera ? Sûrement pour quelqu’un, pas pour moi, jette dans sac poubelle des affaires mises de côté.

Mercredi

Le ronronnement n’existe pas, tout est courants d’air chaud, des portes qui claquent et des gens avec des émotions tandis qu’on se débat, chacun de notre côté, pour exister sans faire trop de peine à l’autre, mon dieu que c’est épuisant. Mais dans cette fatigue, y trouver un certain contentement, au moins on dormira bien ce soir. La machine à laver ne fonctionne pas. La surchauffe, les boutons qui clignotent, écran tactile insensible, tout tenter, essayer de recommencer le hasard qui avait si bien fait les choses mais en vain. Me sert des objets pour instaurer des dialogues, des échanges au cours duquel ressurgit maras. Je n’apprends pas ce mot, je me le réapproprie, l’inscrit dans un contexte familier.

Jeudi

Il faut acheter des cartes à ceux qui sont derrière les barreaux, imaginons un peu, creusons-nous la tête, c’est complètement débile, on dirait un exercice pratique de je ne sais quelle école tordue. Les cartes sont immondes, je ne conçois pas qu’il puisse exister des personnes volontaires pour s’acheter une carte avec un chiot affublé d’un ruban turquoise, les yeux comme des pruneaux dans lequel on a blindé la luminosité…Et les cygnes qui font des cœurs avec leurs têtes-cous, très laid aussi. Les mots en lettres capitales, « COURAGE » ou « BONHEUR » sonnent comme de très mauvaises plaisanteries. Il y en a avec des glands. Des glands. Une symbolique ? Sûrement. C’est affreux, le vendeur qui louche alors que nous tournons depuis cinq minutes le même portant, était presque parties pour saisir une impression soleil levant, on a finalement opté pour une colombe de Picasso, mais à coup sûr, ça passera pour de gros pigeons. De l’absurdité du geste, l’absurdité à valeur égale du vendeur ravi de nous les voir acheter, il nous donne même une facture, bien gentiment qui plus est. Voilà qui est fait.

Vendredi

Bureau où il fait toujours trop chaud, insupportable le fait qu’elle ferme la fenêtre dès que je rentre, on dirait presque que c’est pour m’éviter de sauter. Un échange minuté. Je ne me rappelle avoir parlé de quelqu’un dont on ne parle jamais à la maison.

Pénible quand elle rit alors que j’essaye d’expliquer quelque chose.

Samedi

Un énergumène au nom de femme gesticule dans l’espace. Il fait en sorte que les personnes sachent exactement quoi faire. Il est très bien masqué, c’est-à-dire qu’il y a des gens à qui le masque intègre parfaitement le visage, le consolide, c’est presque de l’ordre du moulage.

Son énergie m’interroge. Après coup, en rentrant, je sens que je me vide de mon sang, il faut du fer, de la viande rouge, des lentilles, des pommes (?), depuis que j’ai lu noir sur blanc le fait que je n’ai pas assez de fer j’en ai l’obsession. Déjeuner de barres de fer, pas d’entrée mais les rayons d’un vélo en guise de dessert (aimerai bien dans une réalité où il serait convenable de s’exécuter) n’est-ce pas que ce serait pertinent docteur ? Vous invite pour un festin de l’absurde.

Dimanche

Dimanche depuis un quart d’heure. Je crains pour mes rêves ; lorsque j’habitue mon corps à un rythme, les rêves sont plus fréquents, aboutis et je m’en rappelle mieux le lendemain. Je n’ai plus de rythme depuis deux jours. Le corps en éveil, allongé sur draps qu’il faudrait changer. Corps vigoureux mais qui ne bouge pas. Plus aucune douleur, rien du tout. Tout est régulé. A force de sommeil, être pleine de force. Non, ce n’est pas exactement ça, c’est plutôt sentir que le corps se tient prêt à recevoir de la force. Encore faut-il savoir quoi en faire. Demain, j’écrirai.

Solitude impromptue

C’est-à-dire qu’on l’apprivoise assez correctement depuis presque dix ans maintenant, mais elle agace à s’inviter d’elle-même.

Une nuit de réveillon, donner toute la monnaie que j’avais sur moi à une parfaite inconnue. Elle me souhaite la bonne année, je lui rend la pareille. A cet instant, en réalisant que ce que je venais de dire était la chose la plus sincère de toute ma journée, j’ai eu comme un drôle de pincement. Elle partait déjà ailleurs, l’inconnue, pour une nuit d’incertitude. J’avais envie de lui courir après, dans une espèce d’égoïsme que confère la solitude, afin qu’elle provoque en moi d’autres vagues de sincérité. Mais je devais rentrer.

Nous mangions, elle parlait fort et vite, beaucoup. Cela me plaisait assez de l’écouter. Elle semblait dispersée, regardant autour d’elle, puis son téléphone aussi. Elle allait d’un point à un autre, je me demandais ce qu’elle fichait, je me disais qu’à force de parole, elle finirait par s’en saouler. Ivres de mots, nous pourrions enfin entrer en relation. Je m’accroche à la nourriture comme on s’accroche à une bouée. Je bois quelque chose pour occuper ma bouche tandis que la sienne déblatère. Voilà qu’elle me parle une autre langue, je n’y comprends rien, voilà qu’en débarque une autre qui se pose sur ses lèvres, tout dérape. Et continuent les conversations vides de sens tandis que je l’observe évoluer avec une autre. Je tiens la chandelle vingt bonnes minutes avant de m’en aller avec un prétexte que je façonne depuis une heure que nous sommes assises.

A un moment ça se fragmente, on rejoint une autre soirée, un groupe d’étudiant·e·s en je ne sais quoi qui dansent comme des dingues avec leur ampli. Les musiques sont terribles. Je suis entrainée par les filles. Je n’ai pas assez bu, j’ai une terrible conscience de mon corps. Comme si ce n’était pas assez, mon esprit me paraît plus clair que jamais. Je comprends et ressens tout. Je n’arrive pas à relâcher mon corps, à faire la petite folle, ce n’est pas moi, je n’y arrive pas. Tout est lourd et en même temps si précis. Tout le monde me regarde, si j’étais ivre je pourrai en rire, un vrai brouillard. Non, mes mains ont ensemble dix doigts qui pèsent, mes jambes de plombs demeurent raides. Et le rire qui sonne faux est de toute façon étouffé par les chansons que je fais semblant de connaître.

A propos de Alice Diaz

Enfant, veut être litote. Adolescente, passe beaucoup de temps derrière les écrans à créer des mondes et des personnages. Participe à des ateliers d'écriture. Expérimente la photographie. Fière membre du Castor Magazine. Educatrice spécialisée en devenir. Tient un blog où elle cherche à faire signe.

4 commentaires à propos de “#P6 | Mises de côté”

  1. Hyper conscience de soi dans un monde implacable. Très vivantes, j’aime bien les trois dernières saynètes.

    • Souvent ce sentiment-là, d’être beaucoup trop consciente de mon être. Ce qui, forcément, renforce les effets de solitude. Merci Michael !