#P5 La peau comme seul rempart à la dilution

Le corps n’est pas là où je le pense. La trahison de la sensation me cloue.

Mes pieds ne sont pas où je les sens. Cette prise de conscience me submerge, me cloue, m’ahurit. Je tente de faire bouger mes doigts, l’afflux percute le vide. A côté. Enfermée dans cet état de démembrement. Mon corps expulse toute substance, mon estomac psalmodie, mais l’esprit s’est concentré derrière les globes oculaires, en un point d’une densité inouïe, coincé là. Je sens la main qui me soutient, j’entends la voix, loin, loin. Le réel se tient à distance, à la lisière du corps. La panique se déverse par ma bouche. Je tente d’ouvrir les yeux, c’est insupportable, je voudrais mourir là. Que la sensation d’arrachement à moi-même s’arrête. Je crispe mes doigts sur le rebord de toutes mes forces. Je les sens loin, loin. Je détaille morceau par morceau les parties de moi disloquées. Après les doigts, le front posé, les genoux au sol. La réalité est de l’autre côté de la peau, appuie sur les os. Tangible. Loin. Loin.

La peau comme seul rempart à la dilution dans l’espace

l’atmosphère

les particules

plop

disparition

Le corps contient la pensée roule, s’étend, s’élargit à mesure. Le temps s’échappe, gonfle, s’élargit à mesure. L’expansion limitée par la gangue épidermique. Limite, contraint le déploiement qui pourrait se poursuivre encore jusqu’à la dilatation extrême. Dilution centrale, totale. La peau, film ténu couché contre le réel, dedans-dehors. La peau où pattes de mouche, souffle d’air peuvent couper soudain la ligne des pensées, l’amenuiser tout à fait. La peau, rempart à la disparition, toile de tambour où le réel joue sa variation, distraction de l’envol en dedans.

Si j’allume une autre conscience, la ligne se perd jusqu’à la bouche.

Au point d’équilibre, sur la ligne d’eau, le roulis au niveau des yeux. La pensée sur le fil, maintenue là. Au-dessus le dehors, en-dessous le rêve. Rester à la limite pour suivre le mouvement des mots qui s’entrelacent, dérivent vers une révélation fragile. Rester là, à ce point précis, cet état de conscience innommable et insaisissable.

Je m’engouffre lente et ment. Je… le gouffre à mes pieds

Faut-il donc toujours penser avec un corps, que le gouffre soit aux pieds et non à l’oreille ? L’œil abonde. Je m’engouffre, la trappe s’ouvre en dedans sur le vide, l’abîme, perdu. Où sont les mots ? Je leur scrute le néant, cours après dans les méandres. Horloge pour balance, lave glace pour gel douche, micmac enchevêtré, tout se lie, se délite, la pensée glisse sur l’un s’accroche à l’autre, tombe sur la langue, la langue sort, pendante, l’horloge collée au bout, comme un chien. Le chien pense-t-il avec son corps ?

A propos de Helene Gosselin

Un peu de sociologie de l'imaginaire, quelques années de journalisme à Montpellier. Mise au vert en Lozère. Venue ici par un heureux concours de circonstances. M'y accroche. Dévide, fouille, cherche sous les doigts.

Un commentaire à propos de “#P5 La peau comme seul rempart à la dilution”

  1. « La réalité est de l’autre côté de la peau, appuie sur les os. Tangible. Loin. Loin. » Le début de texte me fait penser à une recherche à la Sarrautienne. J’aime beaucoup le dernier paragraphe, c’est glissant, gluant, humide, on sent bien les fluides corporelles. Le corps ne pense plus, il somatise.