Voyages #04 | Dans la grand-bouche du froid

Qui te l’a dit ? Mais qui dis-moi ! Qui t’a dit qu’il était possible d’attendre dans le froid, sur un quai vingt-deux heures plein janvier, le long d’une départementale, dans un hall d’aéroport, sur le fil d’un télégraphe, dans la bouche d’une femme ivre et désespérée, sur un bord de trottoir, dans les yeux de son fils là de l’autre côté de la route qui la regarde sans comprendre, dans une cabine téléphonique, dans l’antre à vitres à tout voir tout ressentir, dans la buée qui sort de ta bouche, un salon morne au long canapé, un repas de famille où s’écoulent imperturbables les plaies les logorrhées, le froid rance où les gens se cognent règlent leurs comptes, où la méchanceté flue, reflue dans les corridors, au travail en familles, le froid du chômage où percent les salles de réveil, qui t’a dit qu’il était possible d’attendre que les salopards aient terminé de manger, se soient rassasié la panse, que le faux sage étende les jambes par-dessus la table pour faire figure d’autorité, où le faux sage dégueule son jus de haine, où les « gens très cools » deviennent de véritables horreurs, expulsent les invités dans le froid, où les gens ont la bouche pleine et le bide rebondi. Où est-il permis d’attendre sans tout casser ? sans broyer la machine ? sans convoquer le froid pour tout mourir ?

Non, personne n’attendra là-dedans. Parce qu’il nous viendra cette idée de vivre ailleurs dans le pays où il fait si froid, si venteux, si pluvieux, que personne ne peut tenir dehors. Même avec ce qu’il faut pour tenir.

Il deviendra alors nécessaire de vivre dans les maisons aux mille couleurs de l’île de Miquelon, derrière l’isthme de l’oubli, où on repeint les tyrans pour qu’ils rentrent dans le paysage. Tout là-haut les hommes ô grands gueulards ne pourront plus ouvrir la bouche sans desceller la mâchoire. Ne vous inquiétez pas, nous aurons la sagesse de rêver aux cabanes. Là-bas, on sait transmettre les couleurs fauves des bougies, leur grésillement de petites choses, quelques poussières de bois, une vitre en panne, des volets bleus, une forme de feu rond avec du rouge au sommet, banquet de gratins aux patates, avec le pain noirci de la providence du froid.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...

2 commentaires à propos de “Voyages #04 | Dans la grand-bouche du froid”