#L2 Ce qu’elle ne sait pas… une inhumation

A ses pieds soudainement, un bataillon de fourmis s’affole. Elles lui grimpent sur les orteils, glissent sur le vernis coquelicot, entrent dans une danse frénétique sans cohérence apparente. Le message d’alerte leur est parvenu, de proche en proche, comme une contagion à grande vitesse. Le jardinier vient de donner un grand coup de pioche, de lacérer la chair molle et herbeuse à quelques centimètres de la fourmilière. De la grille, elle n’a pas distingué le coup du bruit de la ville qui la heurte. A une dizaine de mètres à sa droite, à l’intérieur de l’enceinte du parc, le jardinier frappe à nouveau. La langue de métal mord profondément le sol. Tout tremble dans les galeries, les parois s’effritent, menacent de s’écrouler sur la reine et le couvain. En une fraction de seconde, les mouvements de la colonie s’accélèrent. Les ouvrières désertent la piste du butin qu’elles ont détecté, les gardiennes montent à leur poste, les guerrières se lancent à l’assaut des semelles de l’agresseur. Elles s’accrochent aux lacets, s’infiltrent sous la doublure du pantalon pour aller planter leurs mandibules dans la peau, détourner l’attaque. En vain, le jardinier abat la pioche une troisième fois.

Il creuse avec lourdeur, d’une amplitude molle. Il mâche et remâche sa langue, sur laquelle un minuscule bouton l’irrite, aiguë. Il passe et repasse les dents dessus, le racle avec application. Sa mission du jour ne l’enchante pas : il doit enterrer l’une des chiennes du patron, en toute discrétion. Il a attendu que les trois filles soient sorties pour commencer sa besogne. Mieux vaut qu’elles la croient échappée, libre peut-être. Il a choisi de creuser sous le grand chêne, celui qu’il a planté avec son père quand il avait 6 ans. Il sait que sa couronne ne faiblira ni en hiver ni en été. Qu’il protégera la dépouille des pluies qui ravinent et du soleil qui fendille.

Dans le drap enroulé, qu’il a préféré déposer deux mètres plus loin, la carcasse suinte et pue déjà. Une nuée de mouches a commencé à chercher les interstices pour pondre et se repaître. Elles ne tressaillent même plus à la vibration des coups de pioche. La bête emmaillotée à l’intérieur est moche à voir. Elle a été égorgée par une autre chienne. Les grognements féroces et les hurlements ont écartelé la nuit, mais en quelques minutes tout était clos. Au petit matin, le patron avait découvert Ionesco dans une mare de sang, poisseuse déjà d’avoir refroidi. Toutes ses petites bleues de Gascogne avaient ce matin-là la gueule et la langue carmin. Il se dégageait du chenil une puissante odeur ferreuse d’hémoglobine, d’excréments et de bile. Il avait dû tout passer au tuyau, les chiennes et les cages, faire disparaître toutes traces avant que ses filles ne découvrent le carnage. Dans son œil, un cil l’avait fait cligner des paupières un peu trop vite.

Derrière le jardinier, les lourds rideaux crème de la chambre à coucher, la seconde en partant de la droite quand on lève la tête vers la large façade de la maison de maître, ont frémi. Légèrement. Une femme observe le jardinier entre les pans disjoints, dissimulée dans l’intimité de la pièce. Elle distingue le linceul tâché de fluides étalé à l’ombre des buis. Elle sait. Il ne lui a rien dit, mais elle a vu les traces de sang délavées sur le bas de son pantalon, le regard fuyant, la lippe contrariée. Elle lui avait dit que le chenil était trop étroit pour tant de chiennes, il avait préféré céder à son caprice : « Rien qu’une de plus, tu comprendras quand tu la verras ». Oui. Miller est une chienne de tête, une vraie tueuse de gibier, une alpha. Elle fait bien dix centimètres de plus que toutes les autres, et les tient à distance à coups de crocs. Ouvertement hostile envers ses congénères, elle voue en revanche une véritable vénération pour son nouveau maître.

Les coups de pioche, la forme inerte enveloppée… Elle n’est pas surprise quand elle risque un œil entre les rideaux. Elle n’a pas besoin de soulever le drap pour savoir qui est la première victime. Ionesco était la principale rivale de Miller, sur les pistes comme sous les caresses de son maître. Ce qui la surprend en revanche, c’est de découvrir la silhouette d’une jeune femme qui se découpe entre les grilles de la propriété. Une femme immobile, tête droite, raide comme la justice et dont l’ombre semble s’allonger démesurément sur l’allée de graviers.

https://www.tierslivre.net/ateliers/toute-debout/

https://www.tierslivre.net/ateliers/l3-les-oiseaux-aux-poils-trop-longs-ne-peuvent-pas-voler/

A propos de Helene Gosselin

Un peu de sociologie de l'imaginaire, quelques années de journalisme à Montpellier. Mise au vert en Lozère. Venue ici par un heureux concours de circonstances. M'y accroche. Dévide, fouille, cherche sous les doigts.

8 commentaires à propos de “#L2 Ce qu’elle ne sait pas… une inhumation”

  1. Je ne suis pas très sûre de la concordance des temps. J’ai des difficultés à passer du présent au passé dans ma narration. Quelqu’un peut-il me dire si ça fonctionne ?

  2. Beaucoup aimé cette atmosphère mystérieuse, un peu vénéneuse et suis allée lire le 1 et le 3, c’est prenant…

  3. Rétroliens : #L1 Toute debout – Tiers Livre, explorations écriture

  4. Rétroliens : #L3 Les oiseaux aux poils trop longs ne peuvent pas voler – Tiers Livre, explorations écriture

  5. Rétroliens : #L5 Faire surgir la beauté des cadavres – Tiers Livre, explorations écriture