#L3 – … et de brouillard

  1. Avance
  2. Rites
C’est difficile le souvenir. J’ai du mal avec ça. Le souvenir c’est forcément un mensonge. Il trahit la réalité parce qu’il est plus vieux qu’elle, toujours plus vieux, trop vieux. Mais je vais essayer. Ce jour-là, quand nous sommes partis, il pleuvait.

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  • Tu te souviens du mec ? C’était quand ?
  • Oui, c’est ça, un jeudi, il y a 3 semaines tout juste, tu as raison. On avait eu peur sur le moment…
  • Il s’était arrêté en pilant avec sa vieille bagnole, rappelle-toi ! Juste dans une flaque d’eau, j’ai eu les pieds trempés, j’étais dégoûtée et toi tu te marrais… J’ai eu froid toute la journée ensuite.
  • Tu crois qu’il a trouvé ce qu’il cherchait finalement ? Qu’est-ce qu’il disait au fait ?
  • Oui, quelque chose comme ça Ils sont où ? Vous les avez vu ? Avec cet air à la fois flippé/anxieux et énervé/dépité. Comme si on pouvait savoir de qui ou de quoi il parlait. Un cinglé sans doute…
  • Ouais, c’est clair ! En tout cas, s’il cherchait quelqu’un, j’aurais pas aimé être ce quelqu’un.
  • Tu m’étonnes… J’suis pas prête d’oublier son visage ! Bon je dois te laisser. A vite, ciao!

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Je suis rentré. Il n’y avait personne. Tout était vide. Je suis parti à leur recherche. Je transpirais, j’avais trop chaud de cet air desséché. Je ne comprenais pas ce qui se passait. J’avais soif.

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Cher journal,

Comme chaque matin (tu me connais par cœur non ?) c’est le ciel qui a eu droit à mon premier vrai regard. Les étoiles, la lune, le soleil, les nuages avaient dû livrer un étrange combat pendant mon sommeil car tout était sans dessus dessous. Tu imagines ça ? Il était toujours en suspens au-dessus bien sûr mais je voyais qu’il s’effondrait gris au loin vers la ville, comme des cheveux fins tenus en un épais chignon qui d’un coup sont libérés. Juste devant moi c’était les couleurs : rose, orange, bleu. Une aquarelle, celle d’un enfant d’environ 4 ans et demi, pas vraiment plus. ça débordait du cadre (j’ai eu cette sensation d’un cadre vraiment, une ligne infime mais forcément elle était dans ma tête), ça se mélangeait, c’était beau et à la fois étrange parce que je ne me suis pas dit « c’est tellement beau le ciel au petit matin, je vais prendre une photo ! ». Je me suis plutôt dit « hmmm c’est bizarre ». Comment peut-on se dire c’est bizarre en regardant le ciel. Je n’avais jamais ressenti ça avant. Le jardin sous la fenêtre était mouillé. Pas comme après la rosée, l’été quand ça sent le frais qui s’évapore. Plutôt du genre il vient tout juste de pleuvoir à grosses gouttes et on se dit qu’on va avoir de la boue sur nos chaussures et qu’il faudra les nettoyer et qu’on a mieux à faire que de nettoyer des semelles de chaussures parce qu’il a plu. Je te le précise parce que cette pluie je ne l’ai pas vue. Je ne l’ai pas entendue. Il y avait des nuages dans ce ciel, ce matin-là, mais soit ils étaient trop loin à l’horizon (plus loin que ceux aux cheveux gris) pour que le jardin soit trempé comme ça, soit ils étaient légers, blancs, vaporeux, ne ressemblaient en rien à ceux qui se déversent  sur nos têtes. Même le vent était absent, comme s’il avait déserté les lieux, comme s’il ne voulait ne rien avoir à faire avec ce ciel désordonné. Il n’y avait pas de feuilles roulant sur le trottoir. J’en voyais quelques-unes mais à vrai dire, elles avaient l’air de feuilles se réveillant là où elles s’étaient endormies, au pied de leur arbre, pas plus loin. Toute logique avait abandonné le ciel, un peu comme l’aquarelle du gamin. Il faudra bien que ce jour soit particulier, non ?

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Comment se souvenir d’un jour de pluie ? Est-ce la pluie, est-ce le jour ? Est-ce ce jeudi ? Qui compte vraiment ? Est-ce celle qui marche ? Est-ce celui qui conduit ? Celui qui s’arrête ? Celui qui éclabousse ? Est-ce la couleur du ciel ? Est-ce la soif ? Est-ce le vide ? Est-ce l’herbe mouillée ? Que s’est-il passé ? Où sont-ils allés ? Ce jour de pluie, de cheveux gris, de feuilles endormies ? à quel saint se vouer ? Aux pieds mouillés ? Au vent disparu ? Nous nous souviendrons, le moment venu.

A propos de Rebecca Armstrong

J'aime la voix alors j'ai fait de la radio (associative), je produis des podcasts et mon métier c'est de faire lien avec ma voix. J'ai écrit, vraiment pour la première fois, récemment. Un manuscrit instinctif est né: des flashs d'un temps passé disons. Il s'appelle "1.2.3". Je souhaite désormais explorer l'écrire avec la profondeur que je sens ici, avec tout l'enthousiasme de la novice. (Et au fait, j'aime les tatouages, les apéros, les lecture à voix haute, mon potager minuscule, courir le matin et lire)

4 commentaires à propos de “#L3 – … et de brouillard”

  1. « Et où fouiller, sinon dans l’oubli ? L’oubli qui est l’enfouissement dans l’espace intérieur du vécu, du lu, du
    pensé, de l’imaginé, du réfléchi, bref de tout ce dont notre culture est composée. L’écriture puise dans l’oublié
    sans pour autant faire diminuer l’oubli auquel elle restitue ce qu’elle lui emprunte. Ce que l’écriture puise n’est
    d’ailleurs pas restitué dans son état primitif mais tel que travaillé par son séjour dans l’oubli qui l’use, le croise
    et le change. » Bernard Noël « Le livre de l’oubli »

  2. Intéressante cette manière de passer d’une conversation apparemment anodine à toutes ces questions en rapport avec un sujet anodin comme un jour de pluie… Et ne pas cesser de s’étonner à défaut de se souvenir. On pourrait aussi l’imaginer pour un lever ou un coucher de soleil, une rencontre, bref ces petites choses qui font le sel de la vie. Quel goût ça a vraiment le sel, au fait ?

    • Merci Zoé! Je ne sais pas où cela va vraiment me conduire mais finalement, la dernière vidéo de François est rassurante: des ilots, un archipel et des liens seront ensuite tissés, se tisseront, en croûte de sel 😉