autobiographies #04 | dans le tiroir de l’armoire

Sur la première page, celle un peu épaisse, une liste de courses est griffonnée, c’est un petit carnet répertoire, plus haut que large, il est dans le tiroir du bas de la grosse armoire, quelquefois elle tire le tiroir, pas facile, il faut se pencher, elle a de plus en plus de mal à se pencher sur ses souvenirs, quelquefois elle feuillette le petit carnet, plein d’adresses raturées, des superpositions d’adresses où les habitants ont déménagé vers des ailleurs, combien de déménagements à chaque lettre de l’alphabet, les maisons, les routes se superposent, quelquefois les pays, l’étranger, combien de noms de cette liste des gens oubliés sur ce carnet sont encore en vie, le beurre est bon, il n’y a pas de frigidaire, le beurre est toujours mou, délicieusement mou, sur le mur un tableau, un paquebot aux couleurs froides, grises et blanches, le portail en fer est ouvert, la voiture roule sur les cailloux de l’allée, c’est dimanche à Mainxe en Charente, ils sont attendus, le repas est prêt, dans la tranche de jambon roulée, la macédoine à la mayonnaise est impossible à avaler, trop de virages, à côté du préau dans la salle de classe on a mis une télé à regarder, à Licq Atherey Pyrénées-Atlantiques tous sont assis dans l’herbe, les camemberts à distribuer sont coupés en six parts égales, sous la tente marabout un spectacle se prépare, il faut donner le tempo, rue Henri Dumarest un petit escalier, un petit jardinet, trois marches à monter, pousser la porte de la petite maison, la petite cuisine, une grosse cuisinière à charbon, une chambre, rue Denis Papin une autre petite maison, un grand terrain, des cerisiers, une table en pierre sous un cerisier, le dessert à portée de main, le tir à la carabine à air comprimé, une petite cuisine, un petit escalier, sur le palier des toilettes, sous l’escalier une buanderie avec la machine à laver le linge, il fait beau, rue Jules Janin ils sont tous sur le trottoir, ils fument leur cigarette, ils attendent l’heure de l’embauche à l’usine de mécanique générale, les lèvres des ouvriers sifflent sur son passage, elle est la seule employée, dans le bureau elle travaille avec deux dessinateurs, pour aller aux toilettes il faut traverser l’usine, les lèvres des ouvriers sifflent sur son passage, elle a 20 ans, à la première adresse de la lettre P pas de rature au stylo rouge pas de déménagement supposé, une adresse où elle n’est jamais allée, un contact de vacances, une carte postale sans doute envoyée, une politesse, un brin de muguet séché tombe du petit carnet, un porte-bonheur à la lettre M, elle feuillette, les lettres voltigent, où sont les vivants dans les armoires du temps, la sève du souvenir est concentrée sur les rivages, les pages se tournent, elle cueille, respire les émotions, ouvre les portes, quelquefois elle se contente de la vitrine, le tiroir grince, il faudra mettre du savon sec, bientôt elle ne pourra plus l’ouvrir.

A propos de Marie Moscardini

«Après une formation à Aleph en 2014, j'anime des ateliers d'écriture dans une petite ville de Saône et Loire.» Voir son site Nouvelles à écrire.