autobiographie #13 | sa peau

Elle. Cinquante ans à pincer les lèvres, à se capitonner de cartilages. Droite, elle y mettait un point d’honneur. La tête droite, tout en haut de son cou, trop haute pour que j’aille lui porter un baiser. Elle détestait ça les marques d’affection qui en disaient, elle détournait le visage, repoussait de la main, « Non non, laisse-moi tranquille ». Elle reprenait son chiffon ou son marteau et ses clous, mais tenait loin de mes lèvres sa peau. Moi, je voulais la sentir, la toucher, y appuyer mes doigts, y fouir mon nez dans cette peau mouchetée dont j’avais hérité. Chaque fois que la main me repoussait, le trou se creusait en dedans. Elle a fait de moi une coque de noix. Ma vie à quémander une trace d’amour. Plus tard je me suis vengée sur mes enfants, les ai couverts de tendresses à les en étouffer, je les ai engloutis. Aujourd’hui, ce sont eux qui ne supportent plus ma peau. Aujourd’hui je suis vieille et mes doigts tâtonnent encore la nuit à la recherche de la peau moelleuse où prendre source, où constater la réalité de ma propre peau, de mon propre corps. Un corps de fille. Un corps de fille, avec un vagin, des seins et des règles, une fille à surveiller, à mettre en garde, une fille qui risque d’être une mauvaise fille, qui écarte les cuisses et tombe enceinte. Comme elle. Ce n’est qu’à la mort de son mari qu’elle a avoué. Enceinte d’un jeune homme de passage. 18 ans, Corse, beau, fiancé. Il n’a jamais su. Elle, son ventre coupable, chassée de son emploi de bonne et de la maison maternelle… Cinquante ans à pincer les lèvres. Mon père aussi, qui a adopté l’enfant et justifié toute sa vie durant un mariage tardif qui avait plongé ma mère en disgrâce. Une honte. Ça ne lui ressemblait pas.

Elle préférait les garçons. Elle ne s’en est jamais cachée. C’était mieux d’avoir des garçons. Il n’y a que dans la grande vieillesse, quand cela faisait bien longtemps qu’elle ne pouvait plus manier le marteau, changer une ampoule ou même se couper les ongles des doigts de pieds, quand son mari était mort, qu’elle avait dû quitter son appartement et être hébergée chez moi, quand elle était triste, faible et que son orgueil avait été raviné par les varices et l’arthrose, qu’elle a murmuré, assise sur le rebord du lit, me regardant moi à genoux, lui enfilant ses chaussons,

Finalement c’est bien d’avoir des filles

j’ai pensé la gifler. Ma sœur a claqué la porte en tempête. Son orgueil n’avait pas rendu les armes, elle frappait encore… ses filles. Tandis que ses garçons, absents, n’avaient que des lauriers, tandis que ses garçons pouvaient entourer son cou de leurs bras et l’enlacer. Elle préférait les garçons. Moi aussi d’ailleurs, je préfère les garçons, ça pleurniche moins et c’est plus franc, les filles ça fait des histoires et c’est vicieux, ça frappe dans le dos, ça fait des croche-pattes et lance des rumeurs. Mauvaises, elles sont mauvaises les filles. Moi, je voulais être un garçon. Faire la course avec eux, porter des pantalons, grimper aux arbres et faire des bras d’honneur, siffler, cracher et aimer les maths. On disait de moi que j’étais un garçon manqué. Je suis même tombée amoureuse d’une fille au lycée. Claude, elle s’appelait Claude. Elle me lançait des œillades, montrait à peine la blancheur de ses dents quand elle écartait les lèvres dans un sourire, elle portait des blouses bleues sur lesquelles elle avait cousu des fleurs, discrètes, juste au-dessus de la couture des manches. Je voulais toucher sa peau, sa peau que j’imaginais comme savon au chèvrefeuille, et je m’en serais lavé le corps tout entier. Mais Claude a déménagé et jamais plus de femme dans ma vie ne m’a donné envie de presser mon sexe entre les doigts. J’ai aimé des garçons, et puis un homme. Et j’ai fait des garçons à qui j’ai appris à ne pas pleurer, à grimper aux arbres, à garder la tête haute, fiers. Des garçons que j’ai couverts de baisers jusqu’à ce qu’ils me repoussent à leur tour. Sa joue à elle, ce n’est qu’adulte, quand nous lui rendions visite pour le repas dominical, que cette joue, cette peau, elle me permettait de l’effleurer pour la bise de politesse, mais jamais jamais elle ne se risquait à mettre la main sur mon bras ou mon épaule. Jamais ses lèvres à elle ne pressaient la surface de ma peau, n’embrassaient fermement ma joue. Jamais la sensation de moi sur sa bouche. Jamais les petits-fils sur les genoux, la main dans les cheveux. Jamais je ne l’ai vue non plus embrasser son mari, alors qu’il tendait, lui, les lèvres vers cette joue rebondie, étoilée de tâches de rousseur, qu’il désirait avec une admiration suppliante.

La nuit, à présent, je l’embrasse à l’envi. Elle m’apparaît dans l’obscurité, son visage vaporeux se détache du néant et s’approche de mes yeux. Je cherche sa joue du bout des doigts, que je presse ensuite sur mes lèvres et je sens son odeur. Elle me traverse, entre dans ma bouche et glisse dans mes poumons. Je m’emplis d’elle. Et je sens. Je sens enfin qu’elle m’aime. Dans la mort elle m’aime.

A propos de Helene Gosselin

Un peu de sociologie de l'imaginaire, quelques années de journalisme à Montpellier. Mise au vert en Lozère. Venue ici par un heureux concours de circonstances. M'y accroche. Dévide, fouille, cherche sous les doigts.

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