autobiographies #15 | le Paranoïkot

« Et Bloom, entre-temps, promène son regard et place mentalement la ponctuation appropriée dans l’architecture qui l’entoure.

Des virgules en guise de brèves séparations entre deux espaces, un point final en guise de séparation plus marquée, deux points sur la porte qui s’ouvre sur de nouvelles perspectives. » ( : Gonçalo M. Tavares  Un voyage en Inde : )

En septembre 1975, quelques étudiant-e-s en psychologie trouvant les cours reçus par trop théoriques et souhaitant se rendre utiles, décident de louer ensemble, Schapenstraat (rue des moutons) à Leuven, au-dessus du café « Le doigt dans l’œil », un très grand appartement (ancienne pédagogie) tout en longueur avec une dizaine de petites chambres, un living, une cuisine, une salle de bains, répartis de part et d’autre d’un couloir central, le projet Paranoïkot étant, grâce à un subside de la Commission Sociale  finançant le loyer de deux chambres , de proposer en transition courte un logement communautaire à des personnes sans domicile, sortant de prison, d’hôpital psychiatrique, d’un peu partout et  de nulle part… Vols, consommations, débordements de tous genres, l’expérience durera un an.

En septembre 1976, certaines partiront effectuer leur stage officiel à la clinique de La Borde,  près de Blois ; d’autres iront vivre avec des flamands, pour se restructurer un peu.

(La photo d’illustration n’a rien à voir avec le ParanoÏkot, c’est juste un couloir central avec des portes des deux côtés, à l’autre extrémité de la vie.)  

Au deuxième étage la porte d’entrée de l’appartement donne d’emblée sur un long couloir central avec, de part et d’autre, deux séries de portes.

Porte 1 : elle s’ouvre sur des toilettes, personne n’a répondu occupé, pourtant un arménien d’une cinquantaine d’années, bonnet à pompon sur le crâne et écharpe de laine autour du cou, est assis sur le trône ; il est concentré sur la lecture d’un dictionnaire russe / anglais ; il a disposé une couche d’ouate sur la planche.

Porte 2 : elle s’ouvre sur une chambre où un trentenaire s’est accroupi pour déféquer au sol sur un journal ouvert, puis il balance son paquet par la fenêtre sur le toit plat du café le Doigt dans l’œil, toit utilisé comme terrasse sauvage par les locataires du premier étage.

Porte 3 : elle s’ouvre sur une corniche où deux jeunes couvreurs, force et arrogance, encore saouls de la veille, éprouvent du pied, en riant de la gorge, la solidité de la construction dont ils doivent renouveler le zinc.

Porte 4 : elle s’ouvre sur le zinc de la buvette de L’Avenir, club de football ardennais, la bière coule à flots, Roger-La-Honte crie au comptoir, le barman masqué lui demande gentiment de modérer ses transports.

Porte 5 : elle s’ouvre sur une villa blanche dans la campagne hennuyère, la tache rouge du Tennis dans la soupe verte d’un paysage d’été ; au premier étage une chambre mortuaire, la mère vient de décéder à 52 ans d’une tumeur au cerveau, elle a toujours sur la joue gauche une croute résultat, trois jours auparavant, d’une griffe maladroite ; ses quatre enfants l’entourent, anesthésiés debout.

Porte 6 : elle s’ouvre sur le château du baron déchu, un peu à l’écart dans le Brabant flamand ; le parc et les dépendances sont à l’abandon, comme l’intérieur par ailleurs ; le baron fransquillon n’habite plus que deux pièces, la plupart des autres salles ont été transformées en élevage de cailles pondeuses.’

Porte 7 : elle s’ouvre sur un chalet calciné ; l’ancien danseur étoile s’était préparé une omelette aux cèpes pour son dernier souper ; il mourra avec ses dix chiens dans l’incendie nocturne de son habitation ; les enquêteurs relèveront les traces de trois départs de feu. 

Porte 8 : elle s’ouvre sur une cuiller qui cuit à la flamme d’un bec de gazinière ; il n’y a pas d’autre lumière pour éclairer cette scène où l’artisan bijoutier sait ce qui lui manque.Porte 9 : elle s’ouvre sur les bagues aux doigts d’un métis brésilien, chevelure afro grisonnante, LGBTQ+ avant l’heure, il sourit de toutes ses dents de la chance en promenant au pas de danse son chow chow roux qui tire une langue bleue. 

2 commentaires à propos de “autobiographies #15 | le Paranoïkot”

  1. La sensation de me balader dans les mystères de Paris, sauf que c’est pas Paris. Suivant un chirurgien méticuleux, prudent, sans méchanceté mais qui ne redoute pas l’entaille dès lors qu’elle est précisément située.