la fabrique | Écrire l’été VII

Journées du Matrimoine, cour de la maire.

Dimanche

Thibault s’en est donné du mal pour venir nous rejoindre, quitte à descendre une bière dans les cinq dernières minutes. Quand il arrive à Voltaire, comme une fleur sur son vélo pliant, il a fait son meilleur temps de puis chez lui : étonnamment peu de monde dans les rues. Là, ça bloque. Tout le quartier, des camionnettes de flics dans tous les sens. Il essaie de finasser en prenant une parallèle jusqu’à Charonne. Ça lui tape déjà au cœur, mais non, déjà vu, ça hurle de sirènes, ça l’appelle. Il a trouvé une voie par le square Courtois, il y a croisé des rats à contresens. Tant bien que mal il arrive jusqu’à Charonne, il ne sent pas très bien, il va se faire charrier pour son retard, hein ? Tu vas te la payer ma tête, Xavier ? Emma ? Caroline ? Piero ? Ils s’en foutent de mes SMS, ils boivent comme des chiens, attendez que j’arrive sur mon vélo. L’Ingénu. Vous ne pouvez pas rester là, monsieur, c’est dangereux. Mettez-vous à l’abri, on a ouvert le gymnase remontez… L’Ingénu. Il n’a pas compris, trop bien compris. Il a fait demi-tour et pédalé comme un dingue. Il n’est pas allé dans leur gymnase. Il est rentré chez lui avec le diable à ses trousses. Les salopards, ils m’ont laissé tomber. Qu’ils le gardent leur atelier. Qu’ils restent dans les jus. Il a pédalé comme un fou. À la maison, ses fils avaient allumé la télé. Ils lui ont foncé dessus avant qu’il n’ait pu ranger son vélo. Ils tremblent. Il y a une pizza froide dans un carton. Il se laisse tomber sur le canapé. Il y aura des images toute la nuit. À un moment, il a une bière dans la main. Il a tout sur le dos : le Paris de Piero, les albums de famille de Caro, les turqueries d’Emma. C’est malin. Vous m’avez bien eu. Qui c’est qui va devoir ramasser tout votre bordel ? Vous croyez que j’ai que ça à faire ? J’ai d’autres problèmes que vous. À un moment, il pleure de la bière. Il a réussi à clamer ses fils, à les coucher. Il leur a menti. Non, il n’avait pas rendez-vous là-bas, non ce ne sont pas ses drôles d’amis du zoom. Il essaie de se dire ça. C’est passé à un cheveu. À un moment le téléphone sonne et c’est Nathalie, qui était partie plus tôt.

Lundi

L’acteur qui jouait Omar dans The Wire est mort. Omar est un braqueur de dealers, un personnage avec une éthique moins tire-bouchonnée que celles des autres gangsters. C’est un amoureux aussi, mais avec un canon scié. Le tour de force de la série, c’est d’en faire un mythe dans un cadre frôlant le documentaire. Omar ne peut pas mourir, il y aura toujours un rebelle à capuche avec une 22 long rifle pour prendre la relève. Ce n’est pas comme dans le Chant des Partisans : ça se fait sans concertation. Plutôt comme pour Don Quichotte : on a entendu parler de lui et il devient une possibilité qui s’offre à chacun.e de prendre la tangente à un monde trop laid. Je pensais à lui aussi quand j’ai offert à Selim son billet pour l’éternité. Je me souviens de cette rue, du milieu de cette rue — mais dans quelle ville ? Reims ? Paris ? — où j’ai eu l’idée de la disparition du Pacha, sortie géniale dans un nuage de fumée, truc dans un monde d’illusions, boucle merveilleuse qui ouvrait d’un coup toutes les portes. 

J’entrevois la #L11 de Jacques de Turenne entre deux cours. Je la survole plus que je ne la lis. Le parler-clown. Je pense à la voix d’O. en dedans qu’il faut reprendre. Je n’ai pas encore entendu la proposition #L11. J’ai écouté la #P11 et j’ai pensé à mes poèmes à la manière des Djinns de Hugo sur le Marché des Vacillantes. Je pourrais en adjoindre un basé uniquement sur la perception sonore du lieu

Mardi

Piero et Simone m’ayant signalé que j’écrivais tout le temps, je décide de tenir un chrono, pour en avoir le cœur net et renseigner la Fabrique. Mon compagnon à qui j’en parle me le confirme, oui, tu écris tout le temps. Mais pas toujours avec un stylo ou un clavier. Voilà le fin mot de l’affaire. 
Sinon, avec outils, dimanche j’ai écrit un Nevers-Paris (1 h 50). Lundi, en rentrant des cours 1 h 10.
Aujourd’hui, je me cache chez moi pour faire exploser le compteur… quand j’aurais achevé toute la « petite correspondance » et le minimum syndical de l’entretien de la maison et de ma personne.

À partir d’aujourd’hui et pendant au moins trois mois, je travaillerai 1 h chaque mardi soir sur Britannicus. Avec mes élèves s’ils sont là. Avec ceux et celles qui seront là. Ou seule. J’excelle à me donner ce genre de rendez-vous. Si je ne le fais pas, rien ne se passe, alors c’est vite vu. Il y a deux ans, j’ai travaillé comme ça chaque lundi de 17 h à 19 h et chaque mardi de 9 h à 11 h autour des Canterbury Tales de Chaucer, pour un projet qui n’a toujours pas abouti (Toutes les Routes). Tous les gens que ce projet pouvait concerner savaient dans quel café me trouver à ces horaires. Parfois nous étions deux, parfois cinq, parfois j’étais seule. Cette permanence m’a beaucoup apporté. Quoi ? Je n’en ai toujours aucune idée. Ce soir un élève a dit : parfois on sait qu’on ne sait pas, et ça suffit, ce n’est pas grave.

Mercredi

Il y a la journée dans le mois, plus souvent dans l’année où on m’appelle pour me proposer du boulot. C’est l’impression assez drôle d’un tir groupé de bonnes nouvelles, comme si tous ces gens s’étaient mis d’accord. C’était hier. J’avais très bêtement travaillé à des tâches mécaniques entre 7 h et midi, sans m’arrêter. La mise en page du Journal d’un mot, pour laquelle je perds un temps fou au lieu de me pencher vraiment sur l’outil Word, notamment, mais qui me permet aussi une relecture, et de découvrir qu’il n’y a pas de troisième entrée pour le mot AVERTISSEMENT. Ce genre d’oubli a le don de me captiver, comme le taureau, Europe, et de m’emmener loin. Qu’ai-je donc fait ce jour-là pour ne pas renseigner le mot ? Et les suivants ? Pourquoi l’ai-je mis de côté ? (Est-ce un avertissement ?) En tous, cas, ça a été mon seul temps d’écriture de la matinée, un petit quart d’heure pour ça :

Quel avertissement donner à qui lira ce journal ? C’est plein d’ânes et de coqs qui sautent en tous sens, alors quelle importance de lire dans l’ordre chronologique ? Tu peux tout aussi bien te laisser porter par les mots, comme un enfant qui joue avec un dictionnaire, ou l’ouvrir au hasard et essayer de traverser ta journée avec ce viatique de fortune, j’aimerais comme le vague souvenir d’un rêve, mais espérons déjà pas comme une pierre dans ta chaussure. Ce que je préfèrerais c’est sans doute que cette lecture, ce qu’il en restera une fois la page tournée, le livre fermé, te donne l’impression d’avoir oublié quelque chose, et le désir profond de te mettre en quête de cet objet sans nom, sans mot.

Journal d’un mot [an 3]

Quinze minutes ou peut-être plus parce que ça m’a fait réfléchir au pacte de lecture que j’aimerais conclure avec la personne qui ouvrira ce livre. Mais je me mets en face du mot et j’écris depuis ce mot. Je le fais tout de suite, j’ai laissé tomber beaucoup de robes comme on dit dans les contes : il y a ce mot et j’écris avec lui, autour de lui, sur lui, comme on est monté sur un âne, ou dessous, cachée sous la table pour voir des scènes de jambes. Je prends ce qui vient, ce qui se propose. Parfois on fait un banquet, parfois un pique-nique, mais l’assiette vide de la page blanche ne le reste pas longtemps. Pourtant, je sais, je sens que je n’écris pas au km comme j’ai pu le faire adolescente, des pages et des pages d’états d’âme. Je crois que les journaux, privés et publics, l’atelier, le confinement par là-dessus, m’ont permis de créer un mouvement longtemps attendu, longtemps désiré. Comme je le disais hier soir à mes élèves : parfois on a perdu son meilleur ami, on a reçu ses impôts, on s’est fait plaquer salement, il fait une chaleur épouvantable, on est épuisé, ou plus simplement on n’a pas envie de jouer, mais notre corps sait quoi faire. Parce qu’on a appris, qu’on a suivi une voie, une méthode, une manière, une contrainte. Notre corps sait quoi faire. Une élève a dit : plus j’essaie de bien faire, moins ça va. Grâce à elle, j’ai pu formuler : ne mettons rien entre le sujet et le geste. Faisons sans qualificatif. 

Quand midi a sonné, j’étais abrutie (par la chaleur et les mouches, dit-on par chez moi). Avec la fatigue, l’impression d’avoir raté ce rendez-vous d’écrire, trop court, le mécontentement, ça peut aller jusqu’à la tristesse ce genre de malentendu « too much work and no play makes Jack a dull boy », on sait. Et c’est là que le boulot s’est mis à téléphoner. 

Une formation In Design à la Fontaine aux livres, généreusement offerte par mon employeur principal et reportée au moins cinq fois aura lieu avant la fin du mois. Comme j’ai fait un livre avec mes blanches mains et les tutos patients de François Bon, j’ai une seconde d’hésitation. Mais à cheval donné, on ne regarde pas les dents et surtout cette monture se montre au moment où la finalisation des livres, le développement des Fées fâchées, le métier d’écrire sont le cœur de mes journées. J’enfourche donc ce signe-cheval. Dans la foulée, je me vois proposer un drôle d’atelier d’écriture dans le cadre de la Semaine de la Parentalité. C’est contraignant (parents + enfants), court (1 h de travail, 1 h de restitution), mais c’est l’occasion de m’apercevoir que je saurai le faire. Enfin, l’écriture d’un spectacle sans texte.

Jeudi

Le journal, c’est le journal de la veille. Le double sens tombe juste entre la méthodologie et la finalité. Ce qui importe au coucher a changé de visage au lever. Il s’écrit avec le conseil de la nuit, et les rêves. Ce temps de latence suffit à le défaire de la réaction pour le rendre au geste (à l’action donc, qui suffit amplement). Je ne prends pas de notes pendant la journée. Pas pour le journal en tous cas. On fait avec ce qui demeure : l’art d’accommoder les restes, de s’en accommoder également.

Le Journal d’un mot avec sa publication différée (je me suis votée un à deux mois de délai, depuis que c’est moi qui le tiens et non plus l’inverse) me donne l’occasion de retravailler avant de poster une entrée quotidienne sur FB. Deux axes ces dernières semaines, qui se recoupent : l’augmentation et la lisibilité. Je me satisfais moins facilement qu’avant de mes raccourcis de gymnaste, dont la virtuosité lasse davantage qu’elle n’impressionne. L’urgence de dire une chose a doublé par la droite celle d’en mettre plein la vue (de mon encre de seiche). 

Caroline, elle, saisit en fin de semaine 7 jours d’un coup, comme le petit tailleur du conte. Elle en parle dans un autre café où nous sommes assis.es entre fantômes (Piero, Xavier, Caroline), survivant (Thibaut) et oiselle de passage : Juliette. Nous échangeons des livres, certains sont en papier devant nous, d’autres à la librairie d’à côté, d’autres enfin encore en paroles. Une drôle de coïncidence : ce matin on nous a signalé des réservations massives émanant d’une seule personne pour des évènements des Journées du Matrimoine. Notamment pour celui du Palais de la Femme, situé en face de La Belle Équipe. Il s’agit de raison garder, mais l’ombre peu ragoutante d’un groupe masculiniste nous refroidit un moment. Réserver des places pour que les chaises restent vides ? Réserver des places pour faire de la casse ? Réserver des places pour la famille et les amis ?… 

Vendredi & Samedi…

… vont main dans la main. Pas une ligne. Pas le temps d’un ligne. C’est l’occasion de beaucoup d’angoisses. L’étrange prix à payer du geste continu : deux jours d’arrêt passent par le train fantôme de la déformation la plus grotesque. Tout semble compromis, mon manuscrit se frappe d’obsolescence, le continuum espace-TiersLivre est ébranlé, diem perdidi…

Au soir de ces deux jours d’affres, tout en conférences, concerts, représentations, rencontres, tout a bien profité, comme des enfants qu’on aurait confiés à une tante de la campagne. De ce que j’ai traversé à l’occasion de la 7e édition des Journées du Matrimoine, le Journal d’un mot fera son beurre. 
Dans la Cour de la Maire de l’Hôtel de Ville de Paris, quelques secondes dans l’environnement très immédiat de la Reine des édiles. Confirmation que les Maires des métropoles sont des créatures asimoviennes, dont le corps social à cesser d’exister au profit d’une vie parallèle de premier cercle qui donne une aisance de salon VIP avec laquelle, par définition, personne, même les principaux intéressés (dont le ou la Maire en personne), ne peut relationner. Rencontre qui n’est pas sans rappeler la scène entre Louis XIV et Ponce-Ludon dans Ridicule de Patrick… J’explique en deux mots ce que nous faisons ici, puisqu’un envoyé m’a prié de le faire. Elle me touche le bras à deux reprises, avec un visage muet mais amical qui sous-entend « je sais, je sais ». La reine me touche, la reine me guérit ? Je suis le perroquet du conte : très aimé dans sa cage d’or qui le protège de tout. J’ai perdu pour une cause incertaine deux minutes de l’audacieuse beauté de la pastorale des Chants égarés qui se donne au milieu des fleurs dans cette cour de passage. Heureusement le cortège s’en va vers d’autres nécessités d’usages et de formes. Je peux apercevoir une dernière fois la grâce de la nymphe Amarante, chantant pour nous autres mortel.les en s’accompagnant d’une petite harpe.

Bergerie / Les Chants égarés

Au Palais de la Femme, où je ferme la marche d’une visite organisée par le bouillonnant Mouvement pour l’égalité dans la maîtrise d’œuvre (MEMO), une femme me fait connaître qu’elle est résidente du lieu. Elle s’appelle Nicole (je lui ai demandé son nom). Ses paupières pâles semblent n’avoir pas de cils. Elle est arrivée sans le Bac de Bretagne quelque part dans les années 70. Elle a travaillé dans tous les grands magasins. Elle s’occupe à présent des sorties scolaires. CV contient d’avantage de vie que de déroulement : il y a un grand trou au milieu où elle n’a pas dû rigoler tous les jours. Nous rejoignons le groupe dans une montée d’escaliers inondés de soleil. Elle me dit qu’elle est heureuse ici et je la crois. Elle aime l’histoire, elle voudrait écrire un livre de toute sa vie et de l’épopée de ce lieu qui l’a accueillie (la mairie m’a proposé de venir ici, dit-elle, très honorée). Elle porte une jolie tunique à motifs bleus. Elle a peur de ne pas y arriver pour le livre… Alors mes angoisses de retard, d’échecs, d’obsolescence, rouges de honte disparaissent dans un trou de souris. Les conférencières de MEMO lui offrent tous les documents de la visite : agrandissements de cartes postales, plans, images du temps où il n’y avait là que des champs. Nicole m’a dit quelque chose à ce sujet et je me déçois de ne pas m’en souvenir mieux : J’ai toujours su qu’il y avait des champs, avant ici, mais voir les images, c’est autre chose.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

2 commentaires à propos de “la fabrique | Écrire l’été VII”

  1. si rarement eu l’impression de converser avec une quelqu’une assise à côté de moi, et que ça irait lentement – parsemé de grands silences tranquilles – un peu comme une douceur un peu triste d’autour, quelque chose qui console au fond, dans la mélodie.

    • Tandis que tu me laisses ce commentaire, je corrigeais. J’ai posté lundi à la va vite, oubli de te taguer, et de passer en gras quelques mots pour m’y repérer dans cette conversation où je te sommes, aussi, mais suis pourtant toujours surprise de vous y retrouver. Telle que tu la décris, oui, elle me fait penser à celles qui court entre les amis les plus sincères, ceux et celles qui accueillent la tristesse et son étrange douceur sans crainte, ainsi que les silences. Merci.