#L10 | HORS SÉRIE | Radio Odessa

« Comme souvent, tout commence par une nécessité que je me suis inventée tout seul. Il y a un film à faire. En abrégé, quelque chose “sur l’Europe”. Je vais en Ukraine, à Odessa, en repérage. Odessa ? À vrai dire je ne me rappelle plus exactement comment c’est devenu une destination. »

Robert Kramer Odessa

C’est un cube de plastique noir posé sur une étagère, à portée de main. Ce cube contient le monde. Ce cube est une radio-internet fabriquée par la société allemande Noxon à Linden, dans le land de Hesse, près de Francfort-sur-le-Main. Son menu découpe le monde en continents, les continents en pays, les pays en régions et répartit les stations en Genres. « Rock », « Hip-Hop », « Ambient », « Folk » mais aussi, pour qui voudrait s’immerger dans des atmosphères particulières, « 50s », « Caribbean », « Tamoul », « Medieval ». Pas un jour sans que cette radio ne soit allumée. Lorsqu’on a le temps on choisit un pays et, les yeux fermés, on le parcourt ainsi qu’on l’explorerait en voiture, changeant de station toutes les heures. Les yeux fermés nous voici en Colombie-Britannique, sur la route 97 entre Vancouver et Vernon. QMFM passe « 21st Century Schizoid Man » de King Crimson. Puis c’est « Willow » de Taylor Swift sur CFOX 99.3 et « Aja » de Steely Dan sur Soft FM. CBC-Radio One donne la météo : 8° « with heavy showers » à Grand Forks. Parfois on s’en tient aux stations des Pyrénées-Atlantiques, des Côtes-d’Armor – ce qu’on entendrait en buvant une bière au comptoir à Biarritz, à Paimpol. Parfois on se dirige vers des territoires auxquels rien ne nous relie : qu’entend-on en Australie-Occidentale, du côté de Perth ? Qu’entend-on à Vientiane, à Tachkent, à Keren près d’Asmara ? Qu’apprend-on du monde par les oreilles seules ? Parfois on retrouve des pays quittés depuis trop longtemps. La Serbie et ce turbo-folk que passent les stations de Belgrade, de Niš et de Novi Sad, qui disparaît quand on remonte vers le nord et la Hongrie mais qu’on entend dans tous les Balkans, Bosnie, Macédoine, Bulgarie, Monténégro – mais pas en Albanie ni au « Kosovo » – ce turbo-folk de chanteurs sentimentaux qui, si la radio transportait les parfums en plus du son, entrerait dans la maison avec l’odeur de viande grillée des gargotes où ils chantent sur grandes-ondes. On retrouve aussi ces stations d’enfance que les postes d’alors peinaient à capter – Prague, Naples, Beyrouth, Lisbonne – et ces émetteurs aux noms impossibles à placer sur la carte : Hilversum, Sottens, Beromünster, Monte Ceneri. La nuit. La nuit modifie les voyages. Les nuits d’ici on n’écoutera que les nuits d’ailleurs. Nuits de Tiflis, d’Alger, de Palerme, d’Odessa – d’Odessa, surtout. Ce que le taxi qui traverse Odessa diffuse dans sa BM, ce qui s’entend au buffet de la gare centrale à l’heure du dernier train et dans la cabane où le vieil homme frit des poissons en fredonnant, ce que la femme assise sur un pliant et qui vend des babioles devant la gare routière écoute sur sa radio de poche. Cette nuit Odessa est ici. New York aussi, Brighton Beach – Ukraine transplantée – les rues enneigées et la mer toute proche, dans ce restaurant où Theodore Bikel chante « Mayn Shtetele Belz » sur WAQX-FM. Et puis Istanbul – la brume de Fener un soir de décembre et ce boulanger qui, sous les néons de son atelier, façonne les simit du lendemain en écoutant la retransmission d’un match de foot. Et puis Val d’Argenteuil, « Aline » dans un kebab un soir perdu sur Nostalgie. Tout cela contenu dans ce cube de plastique noir, fidèle depuis 12 ans, à portée de main, poussiéreux mais vaillant, sur son étagère posé, offrant l’univers à qui sait manier une télécommande.

A propos de Xavier Georgin

Xavier GEORGIN est auteur, animateur d'ateliers d'écriture et membre du collectif La Ville au Loin (https://la-ville-au-loin.fr/). Il écrit des textes où se rencontrent histoires familiales et traces dans l’espace urbain puis les met en son et en images sur son site internet www.xaviergeorgin.fr

6 commentaires à propos de “#L10 | HORS SÉRIE | Radio Odessa”

  1. oh mais je veux « ça » et l’immense du monde sonore qui va avec, (ça c’est pour la vraie vie)
    pour le texte ce serait comme le début d’un livre, les doigts sur la carte magique les rencontres et les aventures se mêleraient aux musiques et aux annonces, un tour du monde simultané !

  2. Formidable, quel voyage! Je ne connaissais pas ce modèle de radio, ni tous les rêves que l’on y associe forcément vu les mots aux sonorités étrangères, pays, lieux, langues… J’allais moi aussi te proposer d’aller faire un tour sur la carte des radios interactives du monde, mais Rebecca m’a devancée…