#L6 Journal en quête de personnages

Aujourd’hui pour elle.

Levée avant la sonnerie du téléphone, encore dans la chaleur du lit. D’ordinaire, café dès le saut du lit mais  ce matin besoin de rester dans l’engourdissement, dans la douce mollesse du corps abandonné à l’enveloppe douillette des draps, allongé en travers du lit pour en occuper toute la place, le lit entier pour soi, osant les bras en croix, avec la pointe du pied cherchant le bord puis d’un mouvement sec repoussant le drap et par une deuxième secousse la couette pour éprouver la jouissance de  la fraîcheur, de la caresse du petit matin alors que la lumière filtre à peine dans les fissures du volet gris et que dehors pourtant déjà les oiseaux piaillent. Encore dans la main droite des fourmillements, la sensation qu’elle est énorme, fourmilière, dôme de petits vaisseaux asséchés dans lesquels un million de ces insectes, coincés dans les vaisseaux rétrécis par le manque d’irrigation et la chaleur de la couette, transitent, s’agitent et, pris de panique par l’impossibilité de trouver une issue de sortie, grimpent les uns sur les autres, s’agglutinent, s’attaquent sauvagement, se mutilent, organisent une mutinerie ; la main grossit en pastèque rouge, grossit pour bientôt exploser en un jet de pépins, de pulpe, d’insectes contre le volet gris.

Aujourd’hui pour lui.

J’attends que le téléphone sonne. Elle avait dit dix heures il est près de midi et j’attends. J’appelle le téléphone, je l’invoque, le supplie de sonner. Rien n’y fait, il fait sa tête de cochon, le combiné platement posé sur son socle. Pour passer le temps je compte et recompte les touches de 1 à 9. Qu’il sonne et je pourrai enfin partir, quitter cette pièce morte. Je constate que je ne peux m’éloigner du téléphone de peur de ne pas l’entendre, de peur de rater l’appel. Il est à portée de main, il n’y a qu’à étendre le bras, le droit — plus rapide. Le combiné est bien positionné tout à fait équilibré, le fil en tortillon qui le relie au socle bien branché ­—­ tout est vérifié. Sur les touches du bas, BIS. R exit , et le dessin d’un carnet ouvert. Serait-ce un message codé du téléphone : bise, erreur, sortir, carnet vierge, tout reste à écrire. Ou encore : bise, Rien n’est joué, sors, tout peut s’écrire. A l’autre bout du fil sa main aux ongles peints en rouge faisant ressortir l’alliance en or se pose sur le combiné — de quelle couleur est-il ? Blanc ou gris ?. A ce bout du fil le combiné  silencieux matraqué du regard par un intrépide funambule sans balancier.

Aujourd’hui pour un autre il/elle.

La chaise est trop haute pour le bureau. Ou bien le menuisier qui a fait le bureau pensait vouloir bien faire avec des tiroirs profonds situés au milieu et non sur les côtés ­— comme sur les anciens bureaux gris en métal. Il se peut aussi que le menuisier ait  essayé de privilégier la position du tronc puisqu’il est impossible de croiser les jambes et par conséquent cette chaise plaquée au bureau incite à se tenir droit, les jambes à  l’équerre pour passer sous les tiroirs. Je ne suis pas menuisier et je constate que le poids de mon corps repose trop sur mes pieds qui ne parviennent pas à se reposer. Je persiste à sentir que la chaise est non seulement trop haute mais que le dossier constitué par un seul barreau plat est  placé à un mauvais endroit infligeant au dos une barre au niveau des omoplates, imposant une cambrure de la colonne vertébrale qui me fatigue les reins et intensifie la sensation de fatigue qui me remonte dans la tête, navigue jusque dans les yeux, redescend dans les cuisses, remonte et se loge dans les joues. Je n’ai pas regardé dans le miroir mais je les sens qui pendent, pas du tout comme celles du hamster pétillant, plutôt comme celle du crapaud flasque. La fatigue s’installe sur les paupières pour se reposer, fatigue trop fatiguée pour abaisser les paupières ou encore affaisser la tête sur le bureau, fatigue qui s’immisce dans les clignements de la paupière avec des flashs de noir tachetés de lueurs blanchâtres, fatigue qui incite la main à frotter les yeux, les doigts posés sur le globe oculaire, fatigue que la main sur le visage colore en un noir tacheté de lueurs multicolores avivées par le grincement des roues du train qui passe dehors.

Mardi

Sa réponse à ma demande des clés reste la même : il me les laissera dans le sabot. Pensée éclair récurrente avant de plonger la main dans le sabot : y-aura-t-il pensé ? Pourquoi ce soupçon ? Cliquetis rassurant dans le creux de la main, pas venue pour rien.

Mercredi

Presque une maniaquerie que d’essuyer la coque du bateau d’aviron. Ce n’est qu’une chose et pourtant j’y vois une robe de cheval blanc que je soigne.  Luisante, lisse, épurée.

Jeudi

La femme assise sur une chaise longue en toile sur la plage tenant sur ses genoux un livre ouvert dont j’ai cru lire sur la couverture Daniel Pennac m’a répondu sans enthousiasme que ce n’était pas Daniel Pennac qu’elle lisait. Je sais que le nom de l’auteur commençait par un P et que ce n’était pas Proust. Son regard fermé et son visage de loutre m’ont dissuadée de pousser plus loin la tentative de conversation.

Vendredi

Son pied est difforme. Enflé sur le dessus,  la pulpe des doigts de pied a été absorbée dans l’hématome les laissant serrés les un contre les autres comme compressés par un étau. Difficile d’imaginer qu’un tel pied bossu puisse un jour se poser à terre pour soutenir un corps.

Samedi

La branche du pommier s’est cassée sous le poids des fruits, elle pend encore en partie accrochée à une autre branche plus grosse qui arbore une déchirure similaire à celle qu’aurait produit la foudre. Il n’a pas plu depuis dix jours, l’arbre n’est pas exposé aux vents. ? .

Dimanche

Son visage rieur sur l’écran de l’ordinateur, ordinateur qui avale les syllabes, t’as dit quoi, répète j’ai pas compris. Raccrocher, d’accord compter jusqu’à trois, encore toujours visage rieur sur l’écran de l’ordinateur, raccrocher compter un deux, le doigt sur la touche en suspens, toi, non toi, d’accord tous les deux : un deux trois. Il a appuyé le premier. Vide, silence (ma main reste en suspens sur le clavier alors que j’écris cette phrase). Son visage. Sérieux immobilisé. Sur l’écran de l’ordinateur (il a disparu, l’ordinateur l’a avalé).

Lundi

Ce n’est pas tant son travail sur le noir qui me touche par son acharnement mais la couleur ambre sur laquelle repose le noir. Je ne pourrais pas dire à quoi ressemble cette couleur, sauf à la négative : elle ne ressemble pas à du cuivre, elle ne ressemble pas à du sable rouillé, ni à la terre cuite. J’ai passé du temps à regarder les autres tableaux. Je suis revenue me planter devant celui-là. M’est revenue une couleur que j’avais vue sur des retables.

A propos de Françoise Anouk Sullivan

Avant: USA-France. Prof littérature — Maintenant: il doit bien y avoir un lien entre ma passion pour l'aviron, sa pratique et mon désir d'écriture.— Après ...