#photofictions #05 | Un abîme

Il se tient bien droit, les pieds un peu écartés mais pas trop, pas de quoi faire cow-boy, juste pour être bien stable. Les coudes calés dans les côtes, ne pas bouger, surtout ne pas bouger. Pas beaucoup de lumière, alors surtout ne pas bouger. Elle est divisée sur l’avis à porter sur ces photographes qui prennent les photos en photo dans les expos et les festivals. Pour la plupart de ses collègues, c’est le fatalisme qui domine. Certains les regardent d’un œil statistique, essayant de prévoir quelle image ils choisiront. Certains les laissent faire mais ne leur parlent pas, ne répondent qu’à peine à leurs questions. D’autres leur demandent d’arrêter, d’autres encore les insultent, les traitent de voleurs, d’escrocs, de truands, de minables. L’important c’est d’avoir l’appareil et surtout son capteur bien parallèle au tirage. Pas si simple. Quand ils sont pendus par le haut, beaucoup basculent vers le bas. Posés sur des chevalets c’est le pire. L’angle est mauvais, il faut lever l’appareil et en plus le support vient parasiter le bas de l’image. Certains nuancent un peu leur réaction. Tant que c’est au téléphone pour garder un souvenir de l’expo, qu’il y a plusieurs photos sur leur image, un angle important, bah, ils laissent faire. Ils n’interviennent que lorsque ça ressemble trop à de la reproduction de leurs images, avec un vrai boitier, une grande attention au cadrage, à éliminer les erreurs de parallaxe et tout ce qu’il y a autour. Le plus gros problème, c’est la lumière. C’est normal en photo me direz-vous, tout est dans la lumière. Mais sur certains festivals, il y a vraiment des éclairages catastrophiques, avec des spots qui font des taches blanches au milieu des images, en laissent une grande partie dans l’ombre, sur certains papiers ça donne des reflets, sans parler des cadres avec vitres qui se transforment en miroirs. Parfois l’éclairage est si loin des photos que je fais de l’ombre moi-même en étant devant. Il est là, devant le tirage, appliqué. Elle se souvient très bien du moment ou elle a pris cette photo. Gros nuages noirs depuis le début de la journée, la pluie venait de s’arrêter, elle était complètement trempée. Le soleil allait se coucher, c’était l’heure parfaite, la lumière était toute douce, un ou deux moutons en ombres chinoises sur la crête, elle allait s’en contenter quand les nuages ont commencé à s’écarter pour laisser passer un petit coup de pinceau doré, juste une éclaircie, un clin d’œil, un baiser. Une de ses images préférées. Voilà, fini. Repartir discrètement, je sais que certains photographes n’aiment pas que l’on photographie leurs images, je ne comprends pas bien ce qui les gêne puisque c’est juste pour moi, surtout quand ils ne sont pas là pour vendre, juste pour exposer. Enfin, quoi qu’il en soit ne pas trainer, ne pas se faire remarquer, si besoin, sourire, toujours sourire. Mais le mieux est quand même de partir le plus vite et surtout le plus discrètement possible, sans courir pour autant, évidemment, ce serait le meilleur moyen pour tout faire rater.  Le temps passé sur place, les odeurs, les sons, le froid ou le chaud, les rencontres avec les oiseaux ou les animaux, tout ce qu’il a fallu faire pour arriver sur place, les repérages, les coups de chance ou la poisse, les tentatives manquées, le choix du cadrage et ce qu’il y avait à côté qu’elle n’a pas gardé. Quand quelqu’un lui achète un tirage, ils parlent toujours un bon moment de tout ça. C’est comme un bonus, un cadeau, en plus du tirage, son histoire, de quoi le ranger bien confortablement dans son contexte. Ensuite le choix du format, du papier, les heures derrières l’écran pour les décisions de développement, l’encadrement… Alors juste prendre l’image, comme l’a fait celui qui vient de se cacher discrètement derrière les amoureux qui font paravent… il aura bien une photo, mais une photo, volée, sans consentement, sans avoir rien échangé avec elle, une image incomplète, sans histoire autour. En prenant une photo de sa photo, il a ouvert entre elle et lui un fossé de mondes différents, presque un abîme

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

4 commentaires à propos de “#photofictions #05 | Un abîme”

    • Jamais vu dans les expos la petite pancarte avec un pictogramme d’appareil photo barré de rouge ? Ça vient de là…. C’est peut-être plus courant dans la photo de nature, mais vu très souvent, dans les musées également

  1. je suis le je qui prend des photos des photos exposées malgré les reflet et surtout malgré la gêne… je tente de choisir les moments où on ne me regarde pas, mais alors je vois moins bien les photos

    • Je le fais aussi, mais surtout au musée et en général pas les tableaux entier, juste des détails (les lunettes par exemple ;-)). Une gêne quand ce sont des photos, le côté miroir ou mise en abime de la photo de photo…