la fabrique | écrire l’été, V

LUNDI

Publication d’Écrire l’été IV et problématiques afférentes. Je me débrouille comme un manche avec Ulysses (le logiciel pas le personnage) : je n’arrive toujours pas à poster directement sur wordpress sans perdre mes hyperliens. C’est donc long, dans un moment où le temps redevient une question qui démange. Mais je tiens à cette pratique du journal (on l’aura compris) et en particulier à cette nouvelle forme dévolue à l’écriture. Ce n’est pas seulement qu’elle structure mon travail en me permettant un pas de côté et l’évitement d’une bête liste de tâche bien appuyée sur la culpabilité annoncée de ne pas pouvoir la remplir, c’est-à-dire la rayer, c’est-à-dire la satisfaire. Cette pratique m’est structure.

Et puis il y a cette surprise d’être lue et soutenue, supportée par quelques-un.es. Je me sens comme à vélo dans la montée, tandis que sur le bord de la route du col, Xavier, Jacques, Roselyne, Simone et Helena avec des bouteilles d’eau, des rations de ravitaillement. J’insiste : ce ne sont pas des encouragements qui me sont prodigués, mais de la bonne chère, en me signalant tel ou tel élément de travail emporté vers leur carnet, vers leur table de travail, chacun.e à sa façon m’invite à poursuivre.

MARDI 

Au Zodiac (le serial-killer, pas le bateau pneumatique) je retrouve Bénédicte Lesenne. J’ai lu le matin ses textes plus récents. #P6 notamment. On peut y voir à l’œil nu la transformation de la personne en narratrice, au tournant d’un dimanche, après une semaine commencée dans l’empêchement d’écrire le plus nu. Xavier nous rejoint, j’ourdis le dessein de les présenter depuis deux mois. Ils sont voisins comme les Bobby Watson de la Cantatrice Chauve : ça les époustoufle. Xavier découvre un jardin, devant lequel il est passé 100 fois comme Bénédicte lui en détaille la position. C’est un moment très heureux avec eux. Comme nous racontons à Bénédicte le principe de la première saison de Twin Peaks (que je découvre cet été, tandis que Xavier est un fan de la première heure), elle nous fait remarquer un type qui de l’autre côté de la rue, accroupi devant une porte de garage filme une grande tige verte sauvage, un maïs sans épi poussé au coin d’une gouttière. 

Je repars avec 23 poses manquantes, le livre de Xavier, dans mon sac. Nous l’avions évoqué à notre première rencontre en juin. Je n’avais pas compris qu’il était aussi avancé. C’est une joie de voir l’objet, le bel objet aux couleurs Kodak et la diapo de sa mère, très élégante — je suis bêtement surprise par sa jeunesse, mais aussi par son élégance —. C’est un livre mince, mais les images qu’il charrie dans son flux, je les apprécierai soir après soir. Une à la fois. Les textes sont très denses et pourtant de celui que j’ai lu hier soir — Studebaker —, me reste l’impression de sentir le vent dans mes cheveux.

MERCREDI

Évidemment je redoute tout à fait un état bien connu de lassitude de fin de journée, après les cours ou tout simplement des rendez-vous qui font traverser la ville comme une tournée nationale organisée par ordre alphabétique (Agen, Besançon, Cannes, Dunkerque…). Où trouver alors le jus pour écrire ? Comment affronter l’air pas content du Journal d’un mot ? Le meilleur remède à ce jour consiste à prendre de brèves notes pour un lendemain plus frais. Parfois, ce manque d’ambition suffit à enclencher une écriture plus diserte. Une note s’enfle, les phrases se greffent sur les mots, les paragraphes sur les phrases et la fatigue fait de la place sans trop râler, on se serre sur un canapé. Mais aux heures moins chanceuses, j’ai au moins un solide plan de travail et sa rédaction ne me laisse pas de temps pour me taper sur la tête. 

Depuis presque deux ans, avec le Journal d’un mot, sa persistance, j’ai appris à me surveiller d’un peu moins près. Tout ne va pas à vau-l’eau quand je n’écris pas une entrée au jour dit. Tu prendras bien le temps de mourir, entend-on en Corse. C’est sûr. Prendre le temps d’écrire procède de la même expérience inédite. On ne peut pas savoir d’avance combien de temps il nous faut, ni même connaître la nature de ce temps. Il faut un temps, c’est inéluctable. Ceci posé, il y a moyen de moyenner. 

Et puis si le temps n’est pas extensible à l’infini, l’espace dans ma tête lui l’est. Pour pouvoir écrire, j’ai été amenée à jeter pas mal de choses par-dessus bord. Elles m’occupaient beaucoup, au sens d’une occupation militaire. La plainte, le ressassement qui est une manière de traitement de la plainte, le théâtre de la culpabilité, celui, voisin, de la modestie, et la grande parade des exaspérations. Je ne suis pas devenue le Dalaï-Lama. Justement. Mais à présent, il y a de la place pour un désert dans ma tête.

JEUDI

Aux petites heures, je suis allée lire un des textes de Will : ou comment créer une zone de perturbation sur le quotidien en un seul mot (la structure)… Tout à fait captivée par ce texte et le journal d’écriture qui l’accompagne, sous la forme du très long codicille familier à son auteur.

Dans la journée, je ne trouve pas d’objet pour répondre à la proposition de livre collectif… Pas d’objet dans l’Amnésie de l’Enfance, à par ton calendrier petit chaperon rouge douteux. Je veux dire que je doute de m’en souvenir sans l’atèle des photos. 

Évidemment l’été, une façon de l’été est finie. La concentration, préserver la concentration, c’est une autre paire de manche. Mais les moments d’écriture se sont encore densifiés. J’écris sur un carnet deux pages sur Monsieur* (NDLR Qui est une dame), chez le Roi du Café, parce que cette sortie était la seule voie pour m’y mettre. Dans le même temps, quelque chose se prend en note, quelque part dans les tréfonds, sur le Roi, ses frères, le découragement de ces conditions d’ouverture sans cesse contrariées, entravées. Il faudra écrire sur le napalm des passions tristes et sur lui, qui m’apporte un café, et plus tard, quand mon compagnon sera venu me rejoindre, un autre, dont il dira : il est vraiment bon son café. C’est vraiment le Roi du café ! Deux pages donc, mais dedans une vraie amorce bien solide pour un long développement, un texte charnière et une forme. La question de la forme insiste beaucoup, et heureusement, dans ces pages « resserrées » une convention d’écriture se signale également très tôt.

Le soir, Camille, qui enseigne à Jonzac me relance sur la possibilité d’un échange avec lui sur la ville (cf. Atelier ville 2018). Dans un premier temps, je lui dis que c’est trop tôt pour moi. C’est un chantier à réouvrir au printemps. Mais nous avons déjà commencé à échanger et une idée me vient. Je tâte le terrain pour voir si le nom de Sauveterre lui dit quelque chose, puis évoque une sortie au cimetière avec ses élèves. Et un vague projet point de petites choses à réaliser sur place pour Will et lui, qui les feraient simultanément personnages et écrivains de cet écrit, membres du Squat Sang noir…

VENDREDI

J’ai longtemps écrit pour la joie profonde et complexe d’écrire. Pour le geste, pour le secret, pour la solitude flamboyante de ce moment, pour le son de l’encre sur le papier. Cela ne change pas, et s’ajoute le désir et la volonté de clôture de certains textes pour poursuivre vers d’autres territoires. Je ne pensais pas les deux choses compatibles. Un agenda se dessine. La publication à Noël de trois années du Journal d’un mot, la clôture du Sérail au printemps, pour pouvoir réouvrir le Squat Sang noir de Sauveterre, attaquer je ne sais quoi dans et sur le Nord, aller passer un moment à Guermantes (tout à fait le genre de résidence d’écriture dans mes moyens) pour voir si vraiment le polar gantois passe par Proust. 

Un échange avec François Bon apporte en cadeau bonus la réponse au misérable casse-tête de mise en page qui m’empêchait de voir le Journal d’un mot comme je l’imagine depuis quelques semaines. Page carrée, texte justifié, mais paragraphe centré au milieu de chaque page (ça va mieux en le voyant). Je crois tout à coup que je sais comment je vais poursuivre en année 4. Une cohabitation hebdomadaire à 7 entrées avec un des mots pioché dans la liste préexistante des mots de la semaine. Je dis pioché, menteuse, je veux dire élu, ça va de soit. Et puis au bout d’un certain temps à ce régime (deux ans , trois ?), je passerai au mois du mois, pour finir sur mes vieux jours par un compagnon stable à l’année. Si le temps m’est donné.

SAMEDI

J’avais perdu le polar gantois. Arrivée à Gant, la tension du polar gantois n’y était plus, son insistance, ses demandes réitérées d’ordinaire à chaque voyage, hier à mon arrivée aucune ne s’est manifestée. Il faisait très doux, il y avait beaucoup de monde dans les rues familières, des femmes en robes d’été, des cyclistes rapides, mais toujours attentifs à la déambulation piétonnière… Cette forme de secret qui appelle à écrire, à décrire avait quitté les recoins des rues brusquement coudées, les belles façades de béton brut, de briques rouges, ou de pierre ouvragée et chargée de balcons d’or, n’avaient plus d’arrière-plans pour moi, plus d’arrière-pensées… Désarroi égal j’imagine, à celui d’Ugo Pandolfi rentrant chez lui sans un chat pour se frotter à ses jambes ou réclamer sa pâtée. L’idée nous visite et nous quitte. D’autres l’écrivent ou la filment, y rêvent. On n’écrit pas avec des idées, mais avec des mots. Les idées vont et viennent et il y a des rendez-vous manqués, tout cela m’est connu, mais cet été avait jusque-là charrié une constance, une confiance, ouvrant des agendas de plusieurs mois, de grands appartements où cohabitaient tranquillement des écritures différentes par leur sujet, leur forme et leur temporalité.
Je me suis couchée perplexe, mais pas triste, pas prise dans cette écharpe de tristesse, de cette étrange culpabilité que l’on cultive dans son jardin quand une idée s’échappe, quand le monde nous rappelle à sa facilité à tourner sans nous.

Ce matin, nous avions décidé d’emprunter de nouveaux chemins dans la ville encore toute silencieuse et calfeutrée pour le week-end. Un grand chantier jouxte la cathédrale, et pensant à Rouen je me disais justement que ces lieux ne semblent jamais s’arrêter d’être bâtis, quand une femme nous a appelé.es derrière une palissade. Dans trois langues, elle demandait de l’aide : la porte par où elle avait pénétré le chantier s’était refermée sur elle. Il ne s’est agi que de faire le tour du pâté de maisons et de prévenir les bibliothécaires de l’évêché qui arrivaient justement à vélo dans la rue adjacente pour libérer la femme de la palissade. Mais le mystère était revenu dans la ville, une chauve-souris, jambes écartées, sur la pierre de la maison d’en face en était le premier signe. Plus tard, une petite chatte tricolore siégeant élégamment sur un guéridon en terrasse d’un magasin d’antiquité alors qu’un gros basset Hound la toisait depuis le seuil de la boutique a confirmé le retour dans mon quotidien du polar gantois.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

8 commentaires à propos de “la fabrique | écrire l’été, V”

  1. Ce polar gantois fait surface au gré de rencontres dans la ville . Nadja, le paysan de Paris…et le désert dans la tête fait écho aussi.

  2. on n’écrit pas avec des idées mais avec des mots, ça a l’air de pas grand chose ce petit truc semblant minus d’écrire un mot après l’autre comme les pieds comme les jours de la semaine comme les heures de la journée et ça fait tenir quelque chose qui passe et construit et embarque, sans avoir l’air de rien, c’est ça que ça fait ton journal du quotidien, c’est des petits miracles de se sentir dans la vie tellement si grande.

    • J’ai toujours déjà voulu écrire quotidiennement. Depuis l’enfance. La somme des petits gestes réguliers, c’est mon format ! Je suis très touchée de votre présence à mes côtés, également.