
ce que la mémoire des objets vous offre d’un vous-même perdu
Donc petit pincement symbolique à publier pour la première fois, grâce à l’accueil de Bernard Comment et le compagnonnage éditorial entamé il y a longtemps avec Olivier Bétourné, dans cette collection dont tant de titres marquants sont présents ici dans mon bureau.
Et, en accord avec les éditions du Seuil, l’idée de conserver en ligne ce qui a été ici l’atelier même du livre, billet après billet, avec les commentaires, recherches collectives, discussions et compléments, suites...
À noter enfin : un certain nombre de chapitres du livre, écrits plutôt à la fin du projet, n’ont pas été mis en ligne et ne figurent pas ici. À l’inverse, figurent ici plusieurs entrées développées en ligne, mais non reprises dans le livre. Il n’y a donc pas — délibérément et définitivement –-, d’édition définitive ou référente de ce livre, recherche à jamais ouverte.
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Photographie haut de page : autoportrait à Damvix, août 2011.
Autobiographie des objets, le sommaire
– bref prologue
– 1, nylon
– 2, miroir
– 3, Tancrède Pépin
– 4, Telefunken
– 5, casquettes de Moscou
– 6, le litre à moules
– 7, magnétites
– 8, tige et rondelle jeu glissant
– 9, jouets
– 10, pierre de taille
– 11, le mot Dodge
– 12, quoi faire d’une hélice d’avion
– 13, sous cadenas
– 14, machines à écrire
– 15, transistor
– 16, Jacques Rogy
– 17, la caisse aux grenouilles
– 18, au microscope
– 19, flore portative Bonnier plus compléments
– 20, voitures à pédales
– 21, dioptries
– 22, règle à calcul
– 23, Monsieur Canne
– 24, baïonnette
– 25, grandir
– 26, Joseph Kessel
– 27, boîte à ouvrage, autres boîtes
– 28, photos de classe
– 29, éthers
– 30, navigateurs solitaires
– 31, sandales, écriture
– 32, la guitare à Dadi
– 33, deux chevaux fois qu’une
– 34, couvercle
– 35, cartes postales
– 36, la vie en verre
– 37, vitrine du coiffeur Barré
– 38, le mot buanderie
– 39, la revue Le Haut-Parleur
– 40, un Popeye en bouchon
– 41, étincelles dans la nuit
– 42, panonceau Citroën
– 43, salle des fêtes
– 45, prises électriques
– 46, la France en plastique
– 47, bateaux à voile
– 48, pattes d’eph
– 49, du temps dans les voitures
– 50, lettreuse Dymo et Lettraset
– 51, du mellotron
– 52, le don d’écrire
– 53, poule mécanique
– 54, autos-tamponneuses
– 55, la boîte aux toupies
– 56, petites fenêtres à voir
– 57, Guenute
– 58, lire le journal
– 59, pieds nus et carré blanc
– 60, en prose
– 61, fournisseurs et ronds de serviette
– 62, couteaux, canifs, Corti et Keith
– 63, il y aurait tout cela encore
– 64, dictionnaires
– fin, l’armoire aux livres
et quelques compléments
– la page des compléments avec une liste de compléments
– matoutoucrabe et petits papiers (autres compléments)
– caisse à jouets (autres compléments)
– try it in english (some excerpts in english)

Autobiographie des objets, prologue : une question
Les objets, c’est une danse : on ne s’y reconnaît plus. De deux ans en deux ans il faut se débarrasser de l’ancien et le remplacer par ce qui est tellement mieux – de toute façon il tombe en panne de lui-même et n’est pas réparable. C’est une fête aussi : le questionnement sur le monde, par la vitesse, les avions, les villes découvertes, et ce que nous apprenons à grignoter par nos doigts sur le plastique ou la dalle tactile du téléphone nous apporte des musiques inouïes, des livres rares, l’état précis des routes ou des trains.
On roule sur un abîme : la planète mise à mal, les problèmes politiques et les conflits chacun susceptible de tout faire s’écrouler plus vite qu’aucune guerre autrefois, le cynisme froid de l’argent soufflant plus fort que les vents de haute altitude. Et ces objets à obsolescence programmée qui ont remplacé la vieille permanence, on ne supporte pas de penser à qui et comment et où ils ont été fabriqués, ni ce qu’on fera ensuite de leurs métaux rares et poisons des semi-conducteurs. L’ancien nous émeut : pas forcément pour l’avoir tenu en main dans l’enfance – un tracteur à rouiller dans un champ, une voiture en équilibre sur la pile d’une casse périurbaine, aperçue rapidement du train, et c’est le temps tout entier qui vous saute à la face, et ce qu’on n’a pas su en faire.
Et jamais cependant on n’a connu plus finement l’immensité qui entoure notre propre mystère : exoplanètes et lumière fossile, galaxies naissantes, et la même chose pour l’atome ou la cellule, théories qui renoncent à unifier pour mieux comprendre corde à corde l’immensément petit ou l’immensément lointain. Dans les vieux livres, on cherche encore un sens à l’aventure du présent, on conjure par les anciens récits le désarroi d’avoir manqué la nôtre.
Les morts sont auprès : mains et voix. On entre dans les maisons, on les revoit tout au bout. Leurs objets à eux, l’invention qu’ils ont connue, et l’ébranlement qui les suivit. On est donc soi-même si vieux, à son tour, pour que l’apparition de la machine à laver, du téléviseur ou des guitares électriques nous soit un événement, quand la valeur symbolique de tout cela à son tour s’est évanouie ? On n’a pas de nostalgie – l’idée d’une mélancolie est plus riche, plus subversive même, à la fois quant au présent et au passé. Dans le chambardement des villes, on a désappris d’accumuler et garder (même si). Reste le présent, et son abîme : faute de le comprendre, et dans l’amplification majeure, chaotique qu’il représente, revenir lire les transitions successives. Il y a vos mains, et il y a ce front froid des morts, ceux qui furent vôtres.
Au bout, tout au bout, on le sait : rien que les livres, encore et pourtant. Parce que cela aussi serait en danger, où on a tant appris ? Alors eux aussi les reprendre dans ce bouleversement fou des choses. Comment croire que soi-même on provienne d’un tel monde ? Cinquante ans, une paille.

1ère mise en ligne 14 février 2012 et dernière modification le 25 novembre 2022
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